Saint-Gervais: une autre vision de la culture...

 
Cela donne aussi un peu de recul par rapport à la bataille de Saint-Gervais en cours, qui conteste par référendum l’amputation de la subvention de sa Fondation pour les arts de la scène et de l’image.

Lionel Chiuch: L’esprit qui a présidé à la création de Saint-Gervais à la fin des années 50 (en gros: des activités saines pour une jeunesse saine) a-t-il encore une raison d’être aujourd’hui, dans un contexte historique et social très différent?

Jean Batou: L’esprit «hygiéniste» qui avait présidé à la création de la MJC de Saint-Gervais par les autorités genevoises, en 1963, a été tout de suite contesté de l’intérieur par ses usager-e-s eux-mêmes. Tout d’abord, par les groupes de jeunes créateurs-trices, comme le théâtre de l’Atelier, qui y ont rapidement développé une expression non conformiste et critique, au grand dam des responsables politiques de l’époque… Ensuite par une population jeune, souvent très jeune, dont j’ai fait partie dans les années 70, et qui s’était approprié cet espace pour s’y retrouver, y organiser des débats et y expérimenter des formes de création nouvelles. Ce n’est donc pas un hasard si le Centre autonome, ce 68 culturel genevois, a élu domicile au sein de la Maison de Saint-Gervais, au printemps 1971, avant d’en être expulsé par la police. On le voit, il y a souvent un abîme entre l’esprit dans lequel les autorités entendent développer une «institution culturelle» et le sens que lui donnent ses usager-e-s. Et quand on veut les tenir à l’écart de grandes options qui les concernent, ils finissent par faire valoir leurs droits par leurs propres moyens!

 Dépôt du référendum à Saint Gervais - 26.01.09

Mai 68 n’a-t-il pas accentué la tendance à une consommation individuelle de la culture au détriment des mouvements collectifs?

Dire que 68 a accentué la tendance à une consommation individuelle de la culture au détriment des mouvements collectifs est un contre-sens. C’est bien plutôt la marchandisation sans précédent des loisirs, depuis plusieurs décennies, qui a produit de tels effets… Dès les années 50, le sociologue américain David Riesman évoquait une «foule solitaire» atomisée, de plus en plus conditionnée par le conformisme de la consommation. Les mouvements de 68 ont au contraire rejeté une telle évolution au moyen de nombreux combats, expériences et recherches collectifs. L’assemblée, la manifestation et l’occupation, en bref, l’action collective, étaient alors préférées à l’isoloir; les transports publics à l’automobile; la communauté à la famille nucléaire; la coopération à la compétition… Dans le domaine culturel, les productions collectives (troupes de théâtre, groupes musicaux, happenings, festivals) occupaient alors le devant de la scène. Mais les idées de 68 n’ont pas triomphé, même si l’histoire n’a pas encore dit son dernier mot…

Dépôt du référendum à Saint Gervais - 26.01.09Le temps des Maisons de la culture est-il définitivement révolu? La notion de «culture populaire» est-elle encore d’actualité?

Avec le néolibéralisme et l’économie de casino qu’il encourage, la spéculation s’est emparée du marché de l’art, dont la Suisse est une plaque tournante. Dans l’art contemporain, les gains sont souvent spectaculaires, puisque des oeuvres inconnues peuvent prendre très rapidement de la valeur. Les grands musées et les galeries prestigieuses jouent le rôle d’aimant pour ce marché, et la place genevoise est en bonne position avec le complexe de la rue des Bains (Musée d’art moderne et contemporain – Centre d’art contemporain), financé par des fonds publics et privés, mais mené par des financiers connus de la place. Ce marché à ses places offshore comme le port franc de Genève, qui renferme l’une des principales collections d’art de Suisse. Mais il influence aussi la politique culturelle des autorités: priorité aux grosses institutions en position de monopole (Grand théâtre, projet de Nouvelle Comédie, Mamco-CAC, etc.) au détriment de la diversité et des créateurs-trices indépendants. Il favorise enfin la spéculation immobilière (rue des Bains, gare des Eaux-Vives), comme Beaubourg pour le quartier du Marais à Paris, toutes proportions gardées. Ainsi, je pense vraiment qu’aujourd’hui, défendre la culture populaire, c’est avant tout défendre la multiplicité des expériences, la diversité des sites, la décentralisation de la production, la liberté absolue de création, en discutant des priorités budgétaires avec les artistes et les usager-e-s de façon transparente, démocratique et participative.

Comment qualifier la fonction actuelle de Saint-Gervais? En quoi consiste sa singularité? Quels en sont les enjeux citoyens?

Saint-Gervais c’est d’abord une maison qui appartient à la Ville et à ses habitant-e-s, au coeur d’un quartier chargé d’histoire révolutionnaire. Elle a été le vivier de nombreuses initiatives prometteuses dans les domaines du théâtre, du cinéma, de la vidéo, des arts électroniques, de la photo, de la musique, etc. Elle a servi aussi de lieu de réunion, de rencontre et de débat à de multiples groupes, associations, forums, etc. C’est un site ouvert qui a encore bien des choses à dire… Aujourd’hui, c’est aussi une fondation pour les arts de la scène et de l’image, subventionnée à hauteur de 3 millions par la Ville (9/10e) et par l’Etat (1/10e). Les deux piliers de cette institution sont le théâtre Saint-Gervais, dirigé par Philippe Macasdar, qui y fait un magnifique travail, et le Centre pour l’image contemporaine, dont le directeur, André Iten, décédé cet été, a établi une entité artistique d’audience internationale. Ces deux pôles d’activités méritent d’être encouragés et développés, ce qui n’exclut pas des remises en question et des renouvellements, bien au contraire.

Stand de récolte de signatures pour le référendumLa pétition lancée par le CIC s’inquiète d’un probable «démantèlement» des lieux. En quoi le théâtre est-il concerné? Existe-t-il, aujourd’hui, une réelle transversalité entre les deux entités?

Au-delà de la pétition des partisans du CIC, un référendum municipal vient d’aboutir avec 5700 signatures (alors que 4000 auraient suffi). Il suspend la suppression d’un tiers de la subvention de la Fondation Saint-Gervais (FSG). Dans l’immédiat, il implique le maintien des activités du Centre pour l’image contemporaine pour 2009, notamment sa biennale d’automne. Les référendaires demandent d’ailleurs aux autorités de permettre que ce travail soit accompli dans les meilleures conditions, puisque la subvention est maintenue jusqu’à votation populaire. En ce qui concerne le théâtre, les récentes déclarations rassurantes de la FSG sur son avenir sont évidemment un premier effet de notre référendum. En votant NON à la suppression d’une partie des subventions de cette Maison «pour les arts de la scène et de l’image», les électeurs-trices plébisciteront la poursuite des activités du CIC et du théâtre, à l’issue d’un débat citoyen dont chacun devra tirer les conséquences, en particulier les responsables de la FSG, qui se sont comportés plus en liquidateurs qu’en porteurs d’un projet cohérent. Une fois le maintien de la subvention garanti, il sera évidemment possible de développer des synergies passionnantes entre le théâtre et le CIC, mais ceci est une autre histoire.