Les coûts de l’intensification du travail

Les coûts de l’intensification du travail

Cela ne fait plus débat: au
cours des dernières décennies, nous avons assisté
à une accentuation de la pression sur le travail. Le terme
d’intensification ouvre cependant la voie à des
interprétations ambiguës. Ce serait le niveau trop
élevé de sollicitation qui expliquerait les
phénomènes pathologiques; la résistance à
ce processus serait donc le fait d’individus aux capacités
personnelles insuffisantes ou bien insensibles à la perspective
d’une vie plus intense et plus excitante. Ces
interprétations sont fausses.

Les études sur le stress professionnel montrent que le niveau
d’exigence ne permet pas d’expliquer les atteintes à
la santé; les approches cliniques mettent plutôt
l’accent sur le rétrécissement et
l’appauvrissement de l’activité. Il est donc
nécessaire d’abandonner une vision purement quantitativede
l’intensification pour prêter attention aux changements
qualitatifs. Il apparaît alors que les nouvelles méthodes
d’organisation du travail sont susceptibles
d’entraîner une dégradation de la qualité du
service, du produit et, plus globalement, du travail.

L’objectif «qualité totale»

Une telle affirmation choque nécessairement dans un contexte
où le management parle en permanence de qualité. Et
pourtant, nos constats quotidiens sont confortés par les alertes
de la littérature scientifique. Il est en effet un secteur
où l’impact des nouvelles organisations a fait
l’objet de nombreuses recherches: celui des hôpitaux
américains. Le secteur hospitalier américain a, en effet,
été soumis aux mêmes transformations (downsizing,
reingineering, etc..) que l’ensemble des entreprises, dans le but
de réduire ses coûts et d’accroître son
efficacité.

Cela s’est traduit par une augmentation de la charge de travail
des infirmières avec pour conséquence une
dégradation de la qualité des soins: augmentation de la
fréquence des soins réalisés en urgence,
retardés, omis, fragmentés, ou erronés,
dégradation des indices de qualité de la prise en charge
tels que les taux de chutes de patients, d’escarres, et
d’infections nosocomiales avec, dans certains cas, un
résultat inverse à celui recherché: une
augmentation du coût de la prise en charge hospitalière.
En 1996, un rapport de l’Institute of Medicine demandé par
l e Congrès des Etats-Unis a révélé que les
conséquences des mesures de réorganis a t i on s ur l e
de ve ni r de s pa t i e nt s n’avaient pas été
correctement évaluées et augmentaient la
possibilité d’effets délétères sur la
qualité des soins. En 2002, une étude menée dans
168 hôpitaux de Pennsylvanie par Linda Aiken a montré que
chaque patient additionnel par infirmière était
associé avec une augmentation de 7 % du risque de mourir dans
les 30 jours suivant l’admission et avec une augmentation de 23 %
du taux de burn-out(épuisement-dépression) au sein du
personnel… Ces éléments ont une portée
générale. Dans tous les secteurs, des transformations du
travail améliorent la qualité sur le papier et la
dégradent dans la réalité. Et la souffrance des
salariés est directement liée à
l’incapacité dans laquelle ils se trouvent alors de
maintenir un travail de qualité.[…]

En effet, l’intensification implique à la fois
accélération et standardisation. Elle repose sur des
modes d’évaluation de plus en plus abstraits qui
s’opposent à la prise en compte des situations
particulières. Les activités les plus complexes
(traitements de dossiers, vente de produits, réparations de
machines, prise en charge de patients) sont ainsi
évaluées sur la base d’indicateurs statistiques
comme s’il s’agissait d’actions
élémentaires répétées à
l’identique. Cette approche en termes de débit
s’appuie sur une conception de la qualité très
différente de celle des agents: pour le management,
l’excellence, c’est «lejustenécessaire».
Les agents sont donc incités à ne pas s’appesantir
sur les «détails»et à ajuster leur
activité sur les critères d’évaluation de la
hiérarchie.[…]

Bien travailler et/ou être rentable?

Il ne s’agit plus tant de bien travailler que d’être
rentable. Ainsi, dans la grande distribution: l’activité
de réparation dans le cadre du service après vente est
indispensable, mais n’est pas, en elle-même, rentable. Nous
avons vu tous les techniciens d’un service basculer les uns
après les autres dans la maladie sous la pression de la
direction qui exigeait d’eux une rentabilité du même
ordre que celle de la vente. Le moyen proposé? User de leur
autorité technique pour passer les réparations hors
garantie, pour surfacturer ou pour dissuader le client de faire
réparer et pour l’orienter vers l’achat d’un
nouveau matériel.

Tous ces exemples ont en commun l’impossibilité de
satisfaire à la fois les attentes de la hiérarchie et les
exigences propres du métier. Une telle situation a des
conséquences désastreuses sur les relations de travail.
Dans la mesure où il n’est pas possible de réaliser
tous les objectifs qu’impliquerait un travail bien fait, il faut
choisir ce que l’on va privilégier. Or, les
salariés abordent cette question dans l’isolement.[…]

Dans ce contexte, les salariés qui sont menacés dans leur
santé sont ceux qui, tout en s’efforçant de
satisfaire aux exigences abstraites de la hiérarchie, ne se
résignent pas à laisser couler la qualité.[…]
Cette situation s’accompagne d’un débordement du
travail sur la sphère privée: dépassements
d’horaires, travail ramené au domicile, mais surtout
envahissement par les soucis du travail au détriment des
relations familiales et du sommeil.

Tenir dans ces conditions suppose d’être en pleine
possession de ses moyens. Le basculement dans la maladie survient bien
souvent lorsqu’un élément de charge
supplémentaire vient déstabiliser la situation. Il peut
s’agir d’une décision organisationnelle dans le
champ du travail, mais souvent, aussi, d’un
événement dans la vie privée – de
santé, conflit familial, accompagnement de la fin de vie des
parents, etc. La décompensati on se présente al ors sur
un mode individuel et les éléments ne manquent pas pour
ramener aux problèmes personnels une issue dramatique qui trouve
en réalité son origine dans les contradictions de
l’organisation du travail. […]

Philippe Davezies

Enseignant-chercheur en médecine et santé au travail.

Université Claude Bernard Lyon 1

(texte complet sur www.alencontre.org)