Proposer une alternative à l'exclusion

Proposer une alternative à l´exclusion


La lutte contre les idées d’extrême droite, contre l’exclusion, est un combat à mener désormais à l’échelle européenne. L’Association gessienne (Pays de Gex) contre le racisme et le fascisme s’est associée à Ras l’Front et Sos racisme Suisse, le 7 avril dernier à Saint-Genis, pour inviter la journaliste Anne Tristan, auteur d’«Au Front!», à venir parler de son expérience de militante antiraciste. En 1987, Anne Tristan s’est glissée six mois dans la peau d’une militante FN de 25 ans, chômeuse et sans attaches, et a gravi les échelons du parti pour comprendre son fonctionnement, avant de disparaître… De cette expérience, une enquête hors du commun, elle a tiré un récit. Membre de Ras l’Front, elle donne ici quelques clefs de compréhension sur le pourquoi et le comment du vote d’extrême droite.

Sos racisme Suisse: Pourquoi militer?


Anne Tristan: Si je suis à Ras l’Front, c’est qu’il y a quinze ans, comme journaliste, j’ai enregistré le choc, le «séisme» de 1987, la percée électorale du Front national (FN) à ce moment-là. Elle a commencé dans le XXe arrondissement de Paris, puis à Dreux en région parisienne et, dès 1984, il y a une toute une flambée de vote FN sur la façade méditerranéenne, Marseille et alentours, avec des votes dans certains bureaux montant à 30%, voire 40%. Cette tendance s’est confirmée en 1986 et, comme beaucoup à cette époque-là, je me suis demandée pourquoi des gens élisaient l’extrême droite. Ce qui s’est dit à cette époque et que l’on entend encore aujourd’hui, ce que ces votes étaient «volatiles». L’autre analyse était de les juger comme des votes «rapatriés», dans l’idée que c’était les rapatriés d’Algérie qui votaient FN.

Ce qui n’expliquait pas tout…


Le problème que j’ai alors en tant que journaliste, c’est que le vote sur Marseille dépasse largement en nombre la seule communauté de rapatriés. Cela pose déjà question. L’idée de mon enquête va être à la fois de s’installer dans les quartiers qui ont voté très largement pour le FN et d’adhérer à ce dernier; j’y débarque donc en cherchant du travail et un logement et, en même temps, j’adhère à une section du FN pour voir le rapport entre le parti et son électorat, pour voir comment ce parti s’adresse à cette population. Ce sont ces expériences, que je raconte dans ce livre, qui par la suite vont me permettre d’argumenter mon combat contre le Front national dans mon quartier et en dehors, quand il le faut.

Quelle est ta démarche?


Elle se fonde sur trois axes: comment comprendre la montée du FN, que disent les électeurs du FN et que faut-il prendre en compte, puis finalement comment les combattre. Le vote FN, tel que je l’ai perçu dans les quartiers nord de Marseille en 1987? Ces quartiers, bien qu’intégrés à la mégapole, sont quand même leur banlieue. Ils ont des difficultés avec le centre, le chômage y est plus élevé, les logements sont essentiellement HLM et sociaux. Il existe déjà une vraie question sociale au début des années quatre-vingt à Marseille. Sur le quartier nord que j’habite en 1987, je constate qu’il vit à l’heure du chômage, de la fermeture d’usines et le problème qui en découle, c’est que les sections syndicales ont été éclatées, les cellules de partis ont perdu des militants qui sont allés voir ailleurs. Et tout le tissu militant syndical et associatif bat de l’aile depuis déjà cinq ou six ans. Pendant les six mois où je vais vivre dans ce quartier, je ne vais voir aucune manifestation – disons pour faire large – de gauche. Sauf une un 1er mai, une fugitive distribution de tracts de la CGT. Voilà, dans une ville socialiste, il n’y a rien d’autre comme initiative sur ce quartier-là. En revanche, pendant ces six mois, je vais voir l’activité du Front national. Le FN, en termes de militantisme sur ce quartier, c’est une dizaine d’hommes qui se voient deux fois par semaine, âgés de 40 à 60 ans. Pas ou peu de femmes. Ce sont des gens qui militent au FN depuis longtemps, au moins dix ans. Il y a d’anciens engagés aux côtés de nazis qui sont allés combattre sur le front Est, d’anciens militants de l’OAS et des adhérents du FN depuis 1972. Et ils rappellent volontiers leur traversée du désert dans le quartier; le désert, c’est qu’ils ont pendant plusieurs années distribué leur journal militant en se faisant claquer la porte aux nez.

Ne t’attendais-tu pas à cette vision?


Pendant les premières semaines, je me rassure, me disant qu’il n’y a qu’une dizaine de vieux militants qui sont un peu aigris… Au bout d’un mois, j’ai la possibilité de voir ce qu’ils organisent, avec leur épouse, leurs enfants. Ils mettent en place des soirées dansantes, amicales, par exemple, des fêtes de quartier. Et pendant ces six mois, je vais assister à cinqfêtes de ce type, avec buffet campagnard, uniquement centré sur le XIIIe et XIVe arrondissement de Marseille. Ces fêtes rassemblent jusqu’à 200 personnes. C’est la seule activité du quartier. Et qu’y entendent les participants? Des discours de militants politiques, bien sûr. Parce que les dix hommes dont j’ai parlé profitent de cette sociabilité-là pour faire passer leurs idées. A l’époque, leur idée centrale se rapporte aux immigrés: le chômage monte à Marseille et cela veut dire qu’il y a «trop» – le mot est employé ainsi – de «bougnoules» dans cette ville. Si on les vire, on sera tranquille… C’est l’époque où le FN fabrique ses affiches sur ce thème-là: «2 millions d’immigrés = 2 millions de chômeurs en France». Et quand ils sentent qu’ils suscitent un écho, ils avancent sur le thème de l’antisémitisme et ainsi de suite. Ce faisant, ils appliquent juste les circulaires qui existent au sein du Front national. C’est-à-dire n’avancez pas tout le programme du FN d’un seul coup, commencez avec le thème anti-immigrés, puis les Arabes, puis la «juiverie» internationale, etc. Ce sont aux militants d’inventer leur travail, et tout cela sans aucune bannière FN ni banderole. Les idées se diffusent alors sur le quartier.

Comment expliquer ce manque de résistance aux idées de l’extrême droite?

L’enseignement que j’en retire, c’est que le FN progresse là où il y a du vide en face. Du vide physique. Il y a du travail militant, à gauche par exemple, qui n’est plus fait. La réalité, ce sont les syndicats et les cellules de partis effondrés. Je ne veux pas avoir un discours culpabilisant, mais il faut le savoir. Mais l’on ne peut résumer la progression du FN à cette seule question sociale, évidemment. Il y a d’autres ruisseaux qui aliment le FN en Rhône-Alpes, et en Alsace. De la même façon, ce n’est pas la question sociale qui explique le vote d’extrême droite des grands vignerons de Bourgogne ou du Médoc. Il faut que l’on y réfléchisse désormais.

L’immigration n’est pas seule en cause pour les militants d’extrême droite. Ils «travaillent» aussi sur l’insécurité…


Toutes les craintes liées au démantèlement social (chômage, absence d’avenir, problèmes avec les régies de HLM, etc.) poussent les militants du FN à dénoncer un bouc émissaire auprès des mécontents. Leur rôle est de dire à la population: «Vous avez bien raison, il y aurait moins de files d’attente à l’annexe de la Sécurité sociale, si les Arabes n’étaient pas là!» Depuis les années quatre-vingt, sur cette question de l’immigration – jugée par certains comme une bonne question – les gouvernements successifs de gauche comme de droite ont fait, si j’ose dire, du «travail»: restriction dans l’obtention de visas, regroupement familial rendu plus difficile, idem pour le dépôt d’une demande d’asile. Aujourd’hui, le nombre d’étrangers venant en France est relativement faible par rapport au reste de l’Europe. Il y a eu donc des «réponses» de la part des Républicains – vous savez ceux qui ont liberté, égalité, fraternité sur leur fronton de mairie! – mais qui n’ont apparemment pas apaisé l’électorat du FN. Après avoir chassé les étrangers, j’ai l’impression que le thème dominant de l’insécurité va les amener à s’occuper non plus des étrangers, mais des jeunes, des enfants de ces étrangers qui sont venus s’installer autrefois, et plus généralement, de tous ces jeunes qui sont prétendument à l’origine de l’insécurité dans les quartiers les plus défavorisés. Les mesures d’urgence prises par l’actuel gouvernement Raffarin amènent à stigmatiser une population jeune, dont il faudrait quand même rappeler, qu’elle est plus souvent victime de la violence que responsable. L’exclusion des immigrés, puis celle des jeunes, est aujourd’hui le cheval de bataille de l’extrême droite. On peut portant écouter tous les problèmes réels sans entrer dans le discours anti-immigrés, anti-jeunes, me semble-t-il…

Luttes-tu contre les idées du FN de la même façon aujourd’hui?


Pour combattre le FN, on peut réagir à tous les niveaux, dès que l’on entend un discours raciste ou sécuritaire. Pourquoi en suis-je viscéralement convaincue? Parce que pendant les six mois que j’ai vécu dans la peau d’une militante FN dans les quartiers nord de Marseille, j’ai fait la tournée des bars avec l’extrême droite. Le jeu consistait à boire un petit café au comptoir et à tenir des propos ouvertement racistes pour tester les réactions, sans s’adresser aux gens en particulier, mais en faisant régner dans le bistrot un discours dominant sur l’exclusion. Pendant ces six mois, ce qui m’a le plus fait mal, c’est moins leurs discours que la systématique absence de réactions. Même pas un haussement d’épaules. Même pas un bras d’honneur. Imaginez l’effet dynamisant pour les militants du FN; ils pensaient: «Ils sont tous pour nous!» Je pense qu’il est nécessaire de pratiquer le débat démocratique là où l’on se trouve – non pour faire revenir de leurs idées ces vieux militants d’extrême droite – mais empêcher ceux qui peuvent être attirés par ces idées d’y adhérer. Ouvrir donc le débat partout, dans son bureau, sa salle de classe, son atelier, son association de locataires ou de parents d’élèves. De dire quelque chose contre ce discours prônant l’exclusion des autres. J’ai conscience qu’il n’est pas facile de se réapproprier cette parole-là, individuellement. Alors on peut aussi travailler collectivement et organiser des initiatives comme eux le font… C’est payant. Souvent, j’entends ceux qui appellent à ne pas contre-manifester, quand Le Pen tient un meeting dans une ville, sous prétexte que c’est en faire une victime et qu’il en sort renforcé. Je pense que ce n’est pas vrai. Sur une ville, si Le Pen parle tout seul, il va se trouver des gens pour trouver «normal» la voix de Le Pen. Si une contre-offensive intervient sur la même ville, je suis persuadée que des gens se mettront à hésiter, à être ébranlé et à réfléchir. Une contre-manifestation ne sert qu’à cela. Proposer une alternative à l’exclusion. Elle n’est pas destinée à ceux qui ont déjà franchi le pas et payer leurs cotisations pour intégrer une section du FN. La contre-manifestation s’adresse à l’unité, à l’espace public concerné, à la ville en question. A rappeler que le débat démocratique existe.



Propos recueillis par Joelle ISLER GLAUS