Une page d’histoire (volontairement) oubliée:Le massacre de Göschenen (28 juillet 1875)
Une page dhistoire (volontairement) oubliée:
Le massacre de Göschenen (28 juillet 1875)
Si le Grütli occupe les médias cette année, il
existe un autre symbole suisse: le Gothard. En effet, en mars 2007, la
revue des CFF «Via»1 évoquait le
percement de ce tunnel, sans mentionner la répression
dune grève ouvrière, fin juillet 1875. Exemple de
partenariat public-privé, le Crédit suisse finance dans
«Via» un cahier spécial sur son fondateur Alfred
Escher, politicien et homme daffaires zurichois
spécialiste du «conflit
dintérêts», bien avant Silvio Berlusconi! En
effet, Alfred Escher siégeait alors au Crédit suisse,
à la Compagnie ferroviaire Nord-Est, à la
Société des chemins de fer du Gothard… et au Conseil
dEtat du canton de Zurich
Voici la présentation de loriginedu conflit fait au
congrès de la Fédération jurassienne de
lAssociation internationale des travailleurs, les 1er et 2
août 1875, à Vevey: «Les ouvriers, presque tous
italiens, occupés au percement du tunnel du Gothard, du
côté de Göschenen, sur le territoire du canton
dUri, sétaient mis en grève le 27 juillet,
au nombre denviron 2000. Ils demandaient que les 24 heures de la
journée fussent réparties, non plus en 3, mais en 4
équipes, dont chacune naurait par conséquent
à travailler que 6 heures: car 8 heures consécutives de
travail dans le gouffre noir et brûlant du tunnel, au milieu
dune fumée aveuglante, étaient une tâche
au-dessus des forces hu-maines. En outre, lentrepreneur,
lorsquil remettait, avant la fin du mois, des acomptes aux
ouvriers sur leur paie, leur donnait non de largent, mais des
bons en papier; et comme les aubergistes et marchands
nacceptaient ce papier quen déduisant un escompte,
les travailleurs se voyaient obligés, sils ne voulaient
pas subir cette perte, dacheter leurs vivres et autres objets de
consommation dans les magasins de lentreprise; cette obligation,
source dune nouvelle exploitation, leur pesait et ils
désiraient sen affranchir: ils demandaient en
conséquence que la paie eût lieu tous les quinze jours et
non tous les mois, et fût faite toujours en argent et non en
bons; ils réclamaient en outre une augmentation de salaire de 50
centimes par jour.»2
Lingénieur Louis Favre demanda laide militaire du
gouvernement dUri: «Comme celui-ci hésitait devant
les frais quoccasionnerait une levée de troupes,
lentrepreneur offre de largent: son offre est
acceptée, et aussitôt lhuissier cantonal
réunit une trentaine de volontaires, quon arme de fusils
et quon expédie en voiture à
Göschenen», le 28 juillet 1875.
Après une charge à la baïonnette (accueillie
à coups de pierre par les grévistes), la milice
dUri ouvrit le feu, faisant 4 morts, une dizaine de
blessés et 13 prisonniers. Le 29 juillet, une partie des
grévistes reprit le travail, les autres quittèrent la
Suisse.
Citons ces commentaires emblématiques: «En
général, on reconnaît la louable énergie
déployée par le gouvernement dUri; avec peu de
monde, peu dembarras et peu de frais, et très
promptement, il a terminé cette affaire» (Le Nouvelliste vaudois); «Les trente miliciens nont fait quobéir à un ordre et remplir leur devoir» (Le Confédéré, Fribourg).
1 Via. n° spécial: 125 ans du chemin de fer du Gothard(mars 2007)
2 James Guillaume, LInternationale: documents et souvenirs. T. 2. Paris, G. Lebovici, 1985
«Aux ouvriers suisses» (extraits)
Amis,
La fusillade de Goeschenen ne sest point perdue dans le tunnel
du Gothard. Son bruit a passé monts et mers, et retentit partout
où le pauvre lutte, souffre et meurt pour le riche. Cest
pourquoi je vous envoie de Londres au Locle mon obole pour les
nouvelles victimes du travail.
(…) Si la presse libérale ne les diffame point, si les braves
miliciens dUri ont fait comme les soldats des gouvernements de
combat, sils ont fusillé des ouvriers
désarmés, troué des blouses de citoyens comme
leurs pères les cuirasses de Gessler, sils ont mis sur le
carreau vingt chefs de famille pour 20000 fr., ils ont
rétabli lordre non seulement à peu de frais, comme
dit la presse morale, mais encore avec profit, 1000 fr. par tête.
Mais ce nest pas particulièrement de
lhéroïsme… et ce nest pas tout à
fait le nom de miliciens quils méritent. Cest
rappeler non la plus noble, mais la plus basse époque de leur
histoire, les plus mauvais jours de leur aristocratie et de leur
mercenariat, le temps passé où lon disait:
«Pas dargent, pas de Suisse». Cest encore
comme au 10 août [1792], comme au 28 juillet 1830, tuer pour le
compte des tyrans [Allusion au rôle de la garde suisse des rois
de France, lors des insurrections parisiennes de 1792 et 1830]. (…)
Pourquoi la République dUri a-t-elle voulu le pire, le
plus destructeur, celui de la République conservatrice et de
lEmpire providentiel? Pourquoi a-t-elle
préféré lautorité à la
liberté?
Cest que la République dUri est aussi une fille de
lEglise, comme la République de Versailles et
lEmpire de Décembre [allusion au Second Empire
(1852-1870) et au régime dAdolphe Thiers (1871-1873),
responsable de lécrasement de la Commune de Paris en mai
1871]; cest quelle est autoritaire,
cest-à-dire cléricale et militaire; cest
quhier encore elle tenait au Sonderbund [Alliance
séparatiste de 7 cantons catholiques (1844-1847), dissoute en
1847 par larmée fédérale]; cest
quaujourdhui même elle repose non sur le principe
démocratique du monde moderne, légalité,
sur les droits de lhomme, justice, travail et paix, mais sur le
vieux droit divin de guerre, de conquête et de butin, le droit du
Dieu des Armées, du plus fort, du plus loup.
1871; Bulletin de la Fédération jurassienne de
lA.I.T., 4e année, n° 36, 5 septembre 1875.