Attention brechtchien méchant !

Le théâtre n’est pas là pour faire du chiffre mais pour faire que cela «déchiffre»

Attention brechtchien méchant !

«La culture c’est ce qui
reste de l’art quand on se l’est approprié.»
André Steiger, 2007

Auteur, dramaturge, militant (il a
été conseiller communal à Lausanne, et municipal,
puis député à Genève), André Steiger
a mis en scène autour de 270 pièces; passeur de Brecht en
France, compagnon de route d’Adamov; grand pédagogue,
intervenant dans la formation de femmes et hommes de
théâtre contemporains. Il participe à la
création du Centre-Ouest dans le Limousin en 52, et en 74
à celle du T’Act (Genève-Lausanne), groupe de
production théâtral autogéré (avec salaire
égal pour tous). Pourtant, (ou justement?) en Suisse il a
longtemps été évincé, ses nombreux
écrits n’y sont toujours pas édités. Ce
brillant philosophe artiste, contestataire, ce passionné de
dialectique, redresseur de bretelles politiques et artistiques fait-il
peur?

On n’est pas sérieux quand on a 17 ans et qu’on
a des tilleuls verts sur la promenade. Tu as 17 ans quand le nazisme
tombe. Lorsque Rimbaud a 17 ans la Commune de Paris
s’éveille pour secouer ce que la guerre impose à la
vie. Es-tu sérieux? Es-tu rebelle? Es-tu politique ou artiste?

C’est drôle que tu me parles d’abord de la Commune de
Paris: j’ai toujours été fasciné par ce
grand événement historique. J’ai beaucoup lu sur la
Commune de Paris. J’ai aussi suivi de très près le
travail d’Adamov sur elle, son Printemps 1971. J’en ai
extrait Les Guignols (partie de la pièce), que j’ai
réalisé pour le 90e anniversaire, à Paris en
pleine guerre d’Algérie. Pour moi, la Commune de Paris est
un moment privilégié dans le mouvement de conquête
des libertés civiques: parce qu’en fait il postulait la
création de l’anarcratie (donner le pouvoir à ceux
qui n’en veulent surtout pas). Contrairement à la
Révolution française, révolution bourgeoise, qui
s’est passée dans le sang, pour la Commune de Paris,
c’est sa répression qui a été violente.
Répression organisée par cette même bourgeoisie.
Mais ce qu’il y a de significatif, c’est qu’on a
depuis toujours cherché à l’effacer, à
l’ignorer, à la refouler, à l’oublier. Et
cela explique sans doute ce qu’est le théâtre.
C’est le retour de la mémoire, non pas comme devoir,mais
comme droit: le droit de reconnaître le passé pour
connaître le présent, mais surtout pour anticiper le
futur. Je pense sincèrement – et
révolutionnairement – qu’il faut en passer par la
pratique des œuvres classiques. «Les
oeuvres classiques, ce sont simplement celles qui ont de la classe, et
qui par là participent à la lutte des classes!
»
Prenons le cas d’un bon théâtre à
Genève, St-Gervais par exemple, la programmation ne tient pas
réellement compte du droit de mémoire: il faudrait
consacrer chaque année un retour aux œuvres du
passé. Car c’est là que germe l’avenir:
l’humus de la compréhension. Sinon on tombe dans la
dictature du présent. L’immédiateté ne
suffit pas. Il faut un moment de réflexion.

Est-ce la situation politique qui t’amène au théâtre? Pourquoi le théâtre?

C’est à la fois la situation politique et ma position
sociale qui m’ont amené au théâtre. A quinze
ans, je jouais dans un groupe amateur «engagé». On
écrivait des sketchs sur la politique. Certains de nos camarades
spectateurs ont émis le désir de connaître un
classique.On a choisi La jalousie du barbouillé de
Molière. C’était très difficile. Un
professionnel,William Jaques, est venu nous aider. C’est lui qui
m’a dit que je devrais m’inscrire au Conservatoire
d’art dramatique. J’avais Greta Prozor comme professeure.
Puis, je suis allé compléter ma formation à la Rue
Blanche à Paris. Et c’est à partir de ce moment que
je me suis inscrit dans le mouvement de la décentralisation. Le
théâtre c’est une manière de faire entendre
des voix,mais surtout de faire prendre de nouvelles voies.

Dans quelle mesure ton action politique et ton travail artistique se nuisent-ils? Pourquoi?

Sans doute que cette étiquette politique m’a coupé
de certains postes de direction. J’ai répondu à un
conseiller libéral genevois qui reprochait la politique du
goulag: «si nous étions dans ce genre de régime, je serais certainement au goulag, mais vous certainement au pouvoir… au pouvoir de me mettre au goulag!»

Benno Besson dit qu’à l’Est il n’a
été censuré qu’une seule fois, le pouvoir
craignant que la censure ne provoque plus de dégâts.
Y’a-t-il une censure à l’Ouest?

Evidemment il y a des actes de censure dans nos sociétés
(dans l’ancien Est comme dans le toujours Ouest), il y a surtout,
et c’est pire, une censure latente, sournoise, c’est
l’autocensure. Et puis je dirais aussi qu’il y a une autre
censure qui est beaucoup plus grave que la censure politique:
c’est la censure des incapables. Des décideurs, qui ne
peuvent même pas comprendre ce qu’on veut faire, ce
qu’on veut dire, alors qui rejettent tout projet qui les
dépasse.

Qu’en est-il du théâtre militant aujourd’hui?

Le théâtre militant pose de nos jours effectivement un
problème, parce qu’il n’y a plus de militance. On
cherche à dire un présent ultra-naturaliste, un
présent de représentation provocatrice: et non la
permanence de la représentation critique. La violence se donne
à consommer: montrer les comportements primitifs de
l’homme, est-ce cela le théâtre militant? Il
faudrait reformuler clairement un vrai projet de société
pour avoir un théâtre de militance, et surtout ce projet
devrait être modifiable, et là, le théâtre
rejouerait son rôle de critique, de réviseur de la
société. En se gardant de prendre un caractère de
catéchisme qui est encore plus néfaste. Le
théâtre c’est un peu comme ton interview. Il doit
poser des questions auxquelles on ne peut répondre que par des
questions.

Pour la classe ouvrière, pour la société, le
théâtre politique a fleuri pendant la période
révolutionnaire qui a suivi la première guerre mondiale.
La droite lui refusait toute dignité artistique, le diabolisait.
La droite a-t-elle changé? Où est la gauche?

Le théâtre révolutionnaire après la
première Guerre mondiale, c’était un mélange
étonnant entre l’avant-garde en art et en politique.
Maintenant il n’y a plus d’avant-gardisme, mais de
l’avant-rin-gardisme! En mai 1968, à Strasbourg, un
employé des PTT en grève m’a dit «les
étudiants aisés réclament l’abolition de la
culture, nous on veut d’abord qu’on nous la donne enfin
cette culture, et après on décidera ce qu’on en
fait». Il avait raison. Les étudiants ne devaient pas
décider pour la classe ouvrière. Autre
élément, le public dit de gauche se méfiait du
théâtre avant mai 68, parce qu’il lui paraissait
réactionnaire. Après mai 68, le public dit de droite
s’en méfiait parce qu’il lui paraissait
révolutionnaire. Maintenant il y a peut-être un autre
clivage. Disons qu’en fait, l’œuvre est un
questionnement. Au centre de la question sociale, le problème
artistique, voire culturel, doit primer sur les questions
économiques, voire politiques. Les organes de réflexions
et de critiques, comme la presse par exemple, se doivent de proposer
des pages entières sur ce que doit être
l’évolution de la société, des textes sur la
question artistique. Je dirais que la révolution ne peut
être économiquement réussie que si elle organise
une «révolution» culturelle. «Du pain et des
roses», du pain, certes, mais pas sans les roses. Le cerveau
aussi doit bouffer, sinon il est bouffé par la bouffe.

La jeunesse genevoise occupait St-Gervais en 1971 et
réclamait un centre autonome. Elle a été sortie
à coups de matraques. Néanmoins St-Gervais reste, je
pense, un lieu de tensions créatives. Le chef du
Département des affaires culturelles déclarait
récemment dans la presse à propos du Théâtre
St-Gervais: s’il faut renoncer à un théâtre
autant abandonner ce lieu. Est-ce que ce serait vraiment
indifférent?

St-Gervais est un des seuls endroits où il se passe encore
quelque chose. Il faudrait simplement constituer un comité de
questions artistiques autour du directeur. Il devrait y avoir une
réflexion collective. Donc, ne pas se contenter d’un
comité de gestion politique. Les tensions, qu’a toujours
connues cette maison avec le Conseil de fondation gestionnaire,
viennent du fait qu’il n’y a pas eu en contrepartie, la
fondation d’un Conseil de gestation.

Les créateurs ont souvent la volonté de
représenter les affaires du monde, de s’impliquer
politiquement, qu’est-ce que les politiques comprennent eux du
rôle et du sens du théâtre?

Je pourrais dire, oui… mais qu’est-ce que les gens de
théâtre comprennent au rôle de la politique ou du
politique? L’art pour beaucoup de gens de gauche est suspect. Ils
distinguent les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels.
Mais la réelle contradiction n’est pas là, elle est
entre travailleurs idéalistes et travailleurs
matérialistes, qu’ils soient manuels ou intellectuels.
Plutôt que le vocable «créateurs» je dirais
«passeurs de signes», ce que sont les gens de
théâtre: ils passent des signes pour que le public les
interprète. Le public doit donc apprendre à
interpréter, au théâtre, afin de pouvoir, au sortir
du théâtre interpréter le monde.

Propos recueillis par Aldjia Moulaï

Il ne s’agit pas de dire ce que l’on pense mais ce qu’il y a à penser

Un territoire: Genève. Un conditionnement idéologique: le
calvinisme (et son libre-arbitre?). D’où une obsession
culturelle: l’introspection, l’hypertrophie du moi
(Rousseau, Amiel). Et peut-être ce qui en découle, une
exaspération de l’individualisme et du libéralisme
financier (le compte en banque!). En fait, une empreinte, une emprise
de l’économique, sanctionnées par la
priorité d’une dictature de l’argent, et du Pouvoir.
Difficile d’y échapper dans le vécu quotidien
genevois.

Reste une solution: la «révolution» culturelle. Ce
que la culture permet ou doit permettre c’est la critique de nos
égarements, la révélation de nos erreurs,
l’opposition à nos aliénations. Et,
singulièrement, la culture artistique critique. La culture
c’est ce qui reste de l’art quand on se l’est
approprié – et qu’on se sert de cette acquisition
pour déjouer les pièges du familier. Une habitante
âgée et peu lettrée, d’un bled de
Bourgogne,m’a confié en parlant de ses voisins:
«Leur vie est tellement familière, qu’elle leur
devient incompréhensible».

Parlons donc art, parlons donc art théâtral. Et pour cela
parlons du public. Dans l’alternative (quel beau mot!) où
nous nous trouvons rapidement confinés: pour une part des
spectateurs on en dit trop, pour une autre part, pas assez. (Sans doute
aussi que le reste des spectateurs (la plus grande part?) s’en
fout royalement, ou démocratiquement ce qui est pire).
C’est là que s’inscrit la censure réelle,
dans ce refus d’interprétation par le public. Car le
public est le seul interprète, les réalisateurs divers de
l’activité théâtrale sont, eux, de simples
passeurs de signes, et comme tels se doivent d’être
attentifs à proposer dans leur jeu l’inscription la plus
juste, la plus complexe et la plus «lisible».

L’activité théâtrale entreprend ainsi
d’alerter le citoyen sur les dysfonctionnements de
l’activité sociale, mais également sur les
«dysfictionnements» de la pratique symbolique, ce qui lui
confère une responsabilité irréfutable, mais aussi
une grande liberté d’investigation et de questionnements.

Tout cela pour évoquer la grande difficulté
d’être à Genève, un artiste, un citoyen, un
«natif». Reste dans tout cela que le
«genevois», comme les autres terriens, est prioritairement
un «homo ludens»; qu’il aime parfois participer au
jeu et le plus souvent participer à l’audition et à
la vision du jeu… bref, qu’il est partie prenante dans ce
«camp de ludisme» qu’est, plus que tout, le
théâtre, par la double présence du
«regardé-écouté» et de l’
«écoutant-regardant».

André Steiger – 2007