Le futur de l'Amérique noire

Racisme et prisons


Le futur de l´Amérique noire


Après 9 ans de croissance économique ininterrompue et 8 ans d´une administration démocrate qui tient fièrement le langage de la tolérance, de la démocratie et des droits de l´homme, les Etats-Unis sont toujours et plus que jamais l´archétype d´un Etat raciste aux tendances concentrationnaires. Dans le fonds, les brutes du Ku Klux Klan et leurs affidés ne pèsent pas bien lourd à côté de la machine judiciaire et carcérale officielle de l´Amérique blanche, qui prive de liberté deux millions de citoyen/nes, dont un millions de Noir-e-s.


On le voit: le racisme d´Etat fait très bon ménage avec le capitalisme et la démocratie bourgeoise « modernes ». Ses conséquences sont cependant infiniment plus dangereuses que celles du racisme encapuchonné, en cagoules ou au crâne rasé. En Suisse aussi, c´est bien la Loi sur le Séjour et l´Etablissement des Etrangers (LSEE) et les décisions arbitraires de la police des étrangers qui organisent méthodiquement la discrimination sur des bases racistes. C´est pourquoi, s´il est nécessaire de se mobiliser contre la violence des skins et autres fachos, comme récemment à Bâle, à Saint-Gall ou à Emmen, il convient en même temps de dénoncer avec la même énergie les fondements d´un droit et d´une administration xénophobes et racistes.


(réd.)


par Manning Marable*


Il y a aujourd´hui plus de 2 millions de prisonniers aux Etats-Unis. Plus de la moitié d´entre eux, soit plus d´un million, sont noirs. Pour l´Amérique noire, le coût humain dévastateur de cette incarcération massive – un individu sur trente-cinq – dépasse l´imagination. Et si les organisations de défense des droits civils comme le NAACP1, ainsi que des institutions noires, notamment des églises et des mosquées, ont commencé à s´occuper de cette crise sans précédent qu´est l´incarcération en masse des noirs, ils ne lui ont franchement pas donné l´importance centrale qu´elle mérite.


Les dirigeants noirs de ce pays devraient placer cette question au premier rang de leurs préoccupations. Nous avons aussi besoin de comprendre comment et pourquoi la société américaine a atteint ce niveau dans la construction d´un vaste complexe carcéral industriel, ceci afin de déterminer des stratégies pour le démanteler.


Crime, peur et stéréotypes raciaux


Pour une série de raisons, les taux de crimes violents, incluant le meurtre, le viol et le brigandage, ont crû brutalement dans les années 60 et 70. La plus grande part de cette augmentation a touché les zones urbaines. A la fin des années 70, près de la moitié des Américains avaient peur de marcher la nuit dans un rayon d´un mile autour de leur habitation, et 90% d´entre eux répondaient à des enquêtes que la justice criminelle des Etats-Unis ne traitait pas assez durement les délinquants. Des politiciens comme Richard Nixon, George Wallace et Ronald Reagan ont commencé à faire campagne avec succès sur le thème de la loi et de l´ordre. La peine de mort, qui avait été brièvement mise hors la loi par la Cour Suprême, fut réintroduite. Les dépenses publiques pour la répression, du niveau local au niveau fédéral, ont explosé.


Derrière l´essentiel de cette rhétorique contre le crime se cachait une dimension raciale assez primaire, la projection de stéréotypes grossiers concernant le lien entre criminalité et population noire. Ces politiciens ont rarement observé que c´étaient les minorités et les pauvres, non la classe moyenne blanche qui, précisément, avaient statistiquement le plus de chance d´être victimes de crimes violents de tous genres. On a développé l´idée que les forces de l´ordre devaient avoir une beaucoup plus grande latitude dans la lutte contre le crime, que les sentences devaient être alourdies et totalement exécutées, et que les prisons ne devaient pas être conçues pour réhabiliter mais pour punir.


Etat pénitencier


En conséquence, le personnel du système de la justice criminelle crût rapidement, ainsi que la construction de nouvelles prisons. Par exemple, ce qui arriva dans l´Etat de New York était typique d´une évolution nationale. De 1817 à 1981, New York avait ouvert 33 prisons d´Etat. De 1982 à 1999, 38 nouvelles prisons d´Etat ont été construites. A l´époque de la révolte de la prison d´Attica, en septembre 1971, la population carcérale de l´Etat se montait approximativement à 12´500 détenus. En 1999, elle atteignait 71´000 personnes.


En 1974, le nombre d´Américains incarcérés dans toutes les prisons d´Etat se montait à 187´500. En 1991, leur effectif avait atteint 711´700 personnes.


A ce moment, près des deux tiers de ces détenus n´avaient pas même un niveau d´éducation secondaire. Un tiers de tous les prisonniers étaient au chômage au moment de leur arrestation. A la fin des années 80, les taux d´incarcération avaient atteint des records sans précédent, spécialement pour les noirs américains. En décembre 1989, la population carcérale totale des Etats-Unis, en comprenant les institutions fédérales, dépassait le million pour la première fois dans l´histoire, soit un taux d´incarcération de 1 citoyen sur 250.



Pour les Afro-Américains, ce taux dépassait 700 pour 100´000, soit presque 7 fois plus que celui des blancs. La moitié environ des prisonniers étaient noirs. 23% de tous les noirs de sexe masculin âgés de 20 à 30 ans étaient soit en prison, soit libérés sur parole, à l´épreuve ou dans l´attente d´un jugement. En 1989, le taux d´incarcération des noirs américains avait même dépassé celui des noirs d´Afrique du Sud qui vivaient encore sous le régime de l´apartheid.


Racisme carcéral


Au début des années 90, les taux de tous les crimes violents commencèrent à stagner. Pourtant, les lois qui envoyaient les responsables en prison furent rendues encore plus sévères. Les enfants furent de plus en plus souvent déférés aux tribunaux comme des adultes et soumis à des sanctions plus dures. Des lois comme celles de la Californie « trois coups et vous êtes éliminés » supprimait la possibilité de libération sur parole pour les récidivistes. La large majorité de ces nouveaux prisonniers étaient des personnes non violentes, accusées de détention de drogue et condamnées à de lourdes peines. A New York, un Etat dont les Noirs et les Latinos représentent 25% de la population totale, en 1999, ils représentaient 83% de la population carcérale et 94% des individus poursuivis pour violation de la loi sur les stupéfiants.


La discrimination raciale évidente qui ressort de ces statistiques est confirmée par une recherche de la Commission Américaine des Droits Civils. Alors que les Afro-Américains ne constituent que 14% des usagers de drogue au niveau national, ils représentent 35% des arrestations, 55% des condamnations et 75% des incarcérations pour ces motifs. Actuellement, 1 jeune homme blanc sur 15 fait l´objet d´une forme de supervision correctionnelle, contre 1 sur 10 pour les Latinos et 1 sur 3 pour les Afro-Américains. Aujourd´hui, statistiquement, plus de 8 Afro-Américains de sexe masculin sur 10 seront arrêtés au moins une fois dans leur vie.


Institutionnalisation de la torture


La dernière innovation du système carcéral américain sont les « Unités Spéciales d´Hébergement » (Special Housing Units), que les prisonniers appellent La Boîte (The Box). Ce sont des cellules spécialement conçues pour un seul prisonnier, dans lesquelles ils sont confinés 23 heures par jour pendant des mois, voire des années d´affilée. Faites de structures préfabriquées de béton et d´acier de 2,50 sur 4,20 mètres, soit à peine plus de 10 m2, elles sont surveillées électroniquement. En réalité, les deux détenus confinés dans chacune de ces cellules ne disposent en réalité que de 6 m2 d´espace utile, soit 3m2 chacun.


Tous les repas sont servis à travers une petite fente découpée dans la porte d´acier. Un module « toilettes et douche » est situé dans la cellule. Les détenus sont autorisés à une heure d´exercice par jour sur une petite terrasse de béton, entourés de puissants câbles de sécurité, directement connectés à leurs cellules. Tout programme éducatif ou de réhabilitation est interdit.


En 1998, l´Etat de New York a confiné 5700 prisonniers dans ces « Unités Spéciales d´Hébergement », soit 8% de sa population carcérale totale. Une nouvelle unité de haute sécurité avec 750 cellules, en cours de construction, coûtera 180 millions de dollars aux contribuables. Bien que Amnesty International et des groupes de défense des droits de l´homme aux Etats-Unis aient largement condamnés ces « Unités Spéciales d´Hébergement », arguant que de telles conditions d´internement sont définies comme une forme de torture par le droit international, d´autres Etats ont suivi cet exemple. En 1998, la Californie a construit de telles unités pour 2942 lits, suivie par le Mississipi (1756), l´Arizona (1728), la Virginie (1267), le Texas (1229), la Louisiane (1048) et la Floride (1000). Le confinement solitaire, qui avait été conçu historiquement, même par les agents de la répression, comme une mesure disciplinaire extrême, est en train de devenir de plus en plus la norme.


Explosion des coûts de la répression


Quels sont les coûts pour la société américaine d´une telle expansion de notre complexe carcéral industriel? Selon David Barlow, chercheur en criminologie à l´Université de Wisconsin à Milwaukee, entre 1980 et 2000, les dépenses combinées des pouvoirs publics pour la police, de l´échelon local à l´échelon fédéral, ont augmenté d´environ 400%. Les dépenses engagées pour la construction de nouvelles prisons, le développement des installations existantes, l´engagement de nouveaux gardiens et les charges afférentes, ont crû approximativement de 1000%. Alors qu´il en coûte actuellement 70´000 dollars en moyenne pour construire une nouvelle cellule et 25´000 dollars pour surveiller et nourrir chaque prisonnier, les Etats-Unis installent 1725 nouveaux lits de prison chaque semaine.


La principale force idéologique et culturelle qui rationalise et justifie cette incarcération de masse est ancrée dans les perceptions stéréotypées des Américains blancs concernant la race et le crime. Comme Andrew Hacker l´a judicieusement noté en 1995, « assez clairement, le crime à peau noire évite que les gens pensent à l´évasion fiscale ou aux magouilles des sociétés de courtage. A l´opposé, les délits généralement associés avec les noirs sont ceux qui impliquent de la violence. » De nombreux chercheurs ont observé que les stéréotypes raciaux décrivant les Afro-Américains comme « violents », « agressifs », « hostiles » et « manquant de sang- froid », influencent considérablement la perception de la criminalité par les blancs. Généralement, la plupart des blancs sont enclins à prononcer des verdicts de culpabilité ou à donner des peines de prison plus longues à des prévenus noirs ou latinos qu´à des blancs ayant commis les mêmes délits. Cette discrimination raciale a été bien établie, spécialement pour ce qui est de la peine capitale: les tueurs de victimes blanches ont beaucoup plus de chance d´être condamnés à la peine de mort que ceux qui tuent des Afro-Américains.



Les jeunes de couleur victimes du système


Les principales victimes des procédures racialisées de cette justice inégale sont évidemment les jeunes latinos et noirs. En avril 2000, utilisant les données nationales et des Etats compilées par le FBI, le Département de Justice et six fondations importantes ont produit une étude approfondie qui met en évidence de profondes disparités raciales à tous les niveaux des procédures judiciaires concernant les jeunes. Les Afro-Américains de moins de 18 ans forment 15% de ce groupe d´âges au niveau national, mais ils comptent actuellement pour 26% de toutes les arrestations.


Une fois entrés dans le système de la justice criminelle, noirs et blancs au même profil sont traités de façon radicalement différente. Selon l´étude du Département de Justice, parmi les jeunes blancs auteurs de délits, 66% sont déférés devant des tribunaux de mineurs, contre seulement 31% des jeunes afro-américains. Les noirs constituent 44% des détenus dans des prisons de jeunes, 46% des jeunes traduits devant des cours criminelles pour adultes, ainsi que 58% de tous les jeunes détenus dans des prisons pour adultes. En termes pratiques, cela signifie que les jeunes afro-américains qui sont arrêtés et accusés d´un délit ont plus de six fois plus de chance d´être incarcérés que leur homologues blancs.


Parmi les jeunes qui n´ont pas encore fait de prison jusqu´ici, les Afro-Américains ont neuf fois plus de chance que les blancs d´être condamnés à des peines d´emprisonnement. Parmi les jeunes accusés de consommation et/ou de trafic de drogue, les noirs ont 48 fois plus de chance que les blancs d´être envoyés en prison. Les jeunes blancs accusés de délits violents sont incarcérés en moyenne durant 193 jours après la sentence; de leur côté, les jeunes afro-américains 254 jours et les jeunes latinos 305 jours.


Pire que le système Jim Crow2


Il semble clair qu´un nouveau Leviathan d´inégalités raciales a été érigé dans notre pays. Il n´a pas la simplicité brutale du vieux système de Jim Crow, avec ses signes omniprésents de l´identité raciale. Mais, sous de nombreux rapports, il est potentiellement beaucoup plus dévastateur, parce qu´il se présente lui-même au monde comme un système véritablement indifférent à la couleur. La lutte pour l´émancipation des noirs dans les années 60 a été un succès largement parce qu´elle est parvenue à convaincre une majorité des Américains blancs de la classe moyenne qu´il était économiquement inefficace et qu´il ne pouvait être maintenu ou justifié politiquement.


Ce mouvement a fait appel au pouvoir de la contestation créative, rendant impossible le fonctionnement du vieux système de suprématie et de pouvoir blancs selon les vieilles pratiques des décennies antérieures. Les Américains qui croient encore à l´égalité raciale et à la justice sociale ne peuvent se taire tandis que des millions de nos concitoyens sont en train d´être détruits tout autour de nous. Le complexe carcéral industriel racialisé constitue le grand défi moral et politique de notre temps.


Cela fait plusieurs années que j´enseigne dans la fameuse prison new-yorkaise de Sing Sing, dans le cadre d´un programme de maîtrise (formation post-licence) soutenu par le Theological Seminary de New York. Durant ma dernière visite, il y a quelques mois, j´ai remarqué que les gardiens avaient placé un grand panneau jaune au-dessus de la porte d´entrée publique. On pouvait y lire: « Par cette porte passent certains des meilleurs gardiens de prison du monde ».


J´ai demandé au révérend Bill Webber, le directeur du programme éducatif de la prison, ce qu´il pensait de ce panneau. Il m´a répondu sans détour: « démoniaque ». L´un de mes étudiants prisonniers, un jeune Latino de 35 ans qui se nomme Tony, partageait le point de vue de Bill. Il a cependant ajouté: « Regardons le démon en face! ». Il y a maintenant plus de 2 millions de prisonniers aux Etats-Unis. Il est grand temps de regarder le démon en face.



    * Manning Marable est professeur d´histoire et de science politique et Directeur de l´Institute for Research in African-American Studies à l´Université de Columbia (New York).


    Cet article a été publié par le réseau Znet, le 31 août 2000. Traduction et intertitres de notre rédaction.


    Notes:

  1. NAACP: National Association for the Advancement of Colored People

  2. Système Jim Crow: largement en vigueur au sud des Etats-Unis, de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, il promeut l´organisation systématique de la ségrégation des Noirs, que ce soit dans les écoles, le logement, l´emploi, les transports, les lieux publics.