Défendre l’unité et la diversité du mouvement


Défendre l’unité
et la diversité du mouvement


Comment défendre la diversité du mouvement tout en préservant son unité? En continuant à nous mobiliser toutes et tous ensemble et à débattre sans excommunications.

Olivier de Marcellus*

La taille et la diversité des secteurs mobilisés montre que l’antimon-dia-lisation est devenue un vaste mouvement social. Une question urgente se pose: comment tirer profit de la véritable chance historique dont la marée humaine de Gênes ne représente qu’un aspect particulier? Le système n’a jamais paru autant délégitimé depuis des décennies. En trois ans, le mouvement antimondialisation est presque devenu un objet de consensus. L’anti-capitalisme le suit de très près: deux à trois cent mille personnes ont manifesté, en dépit de l’intense campagne de criminalisation développée depuis Prague et Göte-borg. Des sondages d’opinion réalisés dans des pays aussi différents que la Grèce, la Suisse, la France ou l’Italie indiquent de large majorités en faveur du mouvement.


Le mouvement et la résistance populaire sur le terrain


Nous devons trouver de nouvelles façons vraiment imaginatives (au-delà des formes traditionnelles des mobilisations de gauche et, bien entendu, des formes institutionnelles en faillite) pour placer cette «majorité silencieuse» au centre de l’arène. Une proposition de militant-e-s de Barcelone a suggéré, par exemple, d’organiser une consulta européenne, en organisant des discussions avec des gens ordinaires de tous les horizons, dans les quartiers et sur les lieux de travail (inspirée par les Zapatistes, une consulta de ce type a été récemment organisée par le mouvement en Espagne, permettant à près d’un million de personnes de voter pour l’abolition de la dette du tiers-monde).


Peut-être qu’une initiative de ce type pourrait enfin opérer une jonction explosive entre le mouvement anti-mondialisation, qui agit dans la «stratosphère» des sommets de la global gouvernance, et la résistance quotidienne contre la mondialisation sur le terrain: contre les privatisations, les OGMs, les nouvelles formes de contrôle des salarié-e-s sur les lieux de travail, etc. Voilà la question centrale : comment faire un saut qualitatif à la hauteur de la situation. Il y a déjà des expériences prometteuses en différents endroits et je dirais que c’est actuellement au mouvement d’apporter les réponses. Pendant ce temps-là, nous devons éviter les erreurs qui ont saboté le mouvement des années 70, en particulier autour de la question de la violence, celle de l’Etat et, bien sûr, la nôtre.


Ne pas tomber dans le piège de la violence policière


En dépit du rejet populaire massif des politiques de globalisation, nos dirigeants (de droite comme de «gauche») n’ont pas fait la moindre concession réformiste au cours des trois dernières années. Il n’ont qu’une seule réponse à la bouche: une violence policière croissante.


A Gênes, nous avons assisté au premier meurtre et à la première utilisation claire, au Nord, des fascistes et de leurs méthodes de terreur contre le mouvement. C’est un avertissement et une mesure de la rigidité de l’opposition du sytème aux demandes populaires. Leur plan est simple: effrayer autant de gens que possible – pour qu’ils restent à la maison ou condamnent la fraction radicale du mouvement – en contribuant à radicaliser et à criminaliser les autres.


La défense des brutalités policières par Berlusconi a été très claire: «Il n’était pas possible de faire de distinctions entre les manifestants violents et le Genoa Social Forum qui les a couverts et protégés.» En même temps, la police prétend avoir des preuves des «liens» entre black block et tutte bianche (tuniques blanches, partisans de la désobéissance civile non violente, ndlr).


Converger autour de la désobéissance civile


Ils sont en train d’appliquer les recettes qui ont si bien marché contre le mouvement des années 70: terreur d’Etat suivie de l’inquisition «anti-terroriste» pour diviser le mouvement et le criminaliser progressivement, en commençant par les éléments les plus radicaux. Cela peut aller très vite, dans la mesure où des législations ultra répressives sont dores et déjà disponibles. Ainsi un groupe de théâtre de rue arrêté à Gênes risque 8 ans de prison pour «contacts avec une organisation criminelle»!). En fait, ils vont si vite en besogne, que ça pourrait leur revenir comme un boomerang dans la figure. La manœuvre est trop grossière!


Bien entendu, l’attitude rigide et violente de l’Etat tend à justifier la fraction la plus radicale du mouvement dans ses options, même s’il n’est pas certain qu’il y ait réellement une plus grande proportion de manifestants «violents» qu’auparavant. Il n’étaient que quelques centaines parmi les 10’000 qui bloquaient l’ouverture de l’OMC à Seattle, et peut-être quelques milliers parmi les 100’000 qui cherchaient à franchir le mur cernant la zone rouge à Gênes. Mais, pour la première fois, des organisations comme ATTAC, par exemple, avaient décidé d’être présentes pendant le jour d’action directe, ne se contentant pas de la marche symbolique avec les syndicats le jour suivant. Ainsi, cela marquait aussi un point culminant dans la désobéissance civile. En effet, l’utilisation de l’action directe pour empêcher la tenue de ce sommet illégitime reste la principale force et la nouveauté de ce mouvement.


Les objectifs délibérés de la police italienne


Il est certain que le black block a fait beaucoup plus de dommages matériels qu’antérieurement, ce qui n’est pas surprenant, puisque la police semble n’être intervenue que contre les manifestant-e-s, ignorant les attaques contre les banques, etc. Il existe aussi de nombreuses preuves (photos, vidéos et témoignages) qu’une grande partie des dommages ont été perpétrés par de faux groupes du black block (composés de policiers ou de fascistes).


En particulier, les provocations de soi-disant black blocks dans le quartier de la gare ont servi à justifier l’attaque préventive contre la partie la plus forte de la manif, avant qu’elle n’atteigne les barrières (de la zone rouge, ndlr), ainsi qu’un niveau de violence intentionnellement élevé de la part de la police, inconnu en Europe depuis des décennies. La mort de Carlo, la «Nuit chilienne» de l’école Diaz, les tortures d’une police fasciste dans les locaux de Bolzaneto, les charges de police sans justification (aussi sur la manifestation de samedi) faisaient toutes partie de cette même stratégie de terreur.


Nous avons été nombreux à comprendre, qu’après Prague et Göteborg, la police serait désormais prête à tuer, et à penser que dans une telle situation, un affrontement trop violent ferait le jeu de la police. Mais un mouvement ne peut pas prendre des décisions comme un comité central. Tout ce que nous pouvons faire, c’est engager le débat. Et pour être crédibles, nous devons éviter les condamnations faciles et les caricatures du black block.


Défendre un ordre social moins violent


A tort ou à raison, des violences de différents ordres ont été inséparables de pratiquement chaque mouvement pour un changement radical de notre culture et souvent considérées comme nécessaires pour provoquer un changement réel. Certaines personnes et groupes – souvent vêtus de noir – considèrent que la destruction de biens privés, et, dans certains cas, la violence contre la police, peuvent être des instruments politiques efficaces et légitimes. Implicitement, ils invoquent la légitimité de l’autodéfense et de la rébellion contre un régime dont l’illégitimité et la violence inimaginable sont chaque jour plus évidentes. Et c’est une idée ancienne mais importante.


Mais en même temps, nous reconnaissons que notre exigence de principe est une société moins violente, et que le mouvement qui construit cette société doit lui ressembler. Ainsi, notre violence (comme celle des Zapatistes qui inspirent largement ce mouvement) doit toujours être aussi minimale que possible. Nous ne vaincrons pas par la force, mais parce que les gens adhèrent à nos pratiques et aux idées qui les inspirent. Et le droit à l’autodéfense ne représente que l’une de nos idées. Ne restons pas crochés à elle ou identifiés, politiquement, seulement avec elle!


La dialectique de la diversité et de l’unité fait la force


Une autre de nos idées c’est précisément que nous voulons une société moins macho, dans laquelle la force n’est pas le seul moyen reconnu de décider des choses. Et cette idée est beaucoup mieux servie par une action directe déterminée et non-violente, par le refus sobre d’accepter l’injustice. De même, une autre idée est que nous sommes pour une société diversifiée et non-hiérarchique, où toutes/tous peuvent être entendu-e-s sans être réduit-e-s au silence par le comportement des autres. Il est aussi important que notre mouvement n’exprime pas que la rage, mais aussi la joie, la vie et le rire d’un authentique mouvement de libération. Nous voulons laisser ce monde gris et violent derrière nous, ne le reproduisant aussi peu que possible dans nos formes de lutte. Toutes ces idées sont aussi importantes que la légitimité de notre violence et peuvent toutes être éclipsées par l’imposition excessive et «sans tact» de méthodes violentes. L’un des secrets ESSENTIEL de notre succès a été que, jusqu’ici, toutes les formes d’actions et les tendances ont été généralement capables de cohabiter et même de se soutenir l’une l’autre, notamment face à la répression.


Préserver l’unité en respectant nos différences


Cette tolérance et cette unité sont vitales, alors que:



  1. de plus en plus de gens (c’est heureux), de toutes sortes (réformistes, avec leurs enfants, etc.) – comme à Gênes – vont prendre part aux manifs
  2. il est impossible d’ignorer qu’une partie du mouvement, en particulier à Prague et à Gênes, ont refusé et continueront sans doute de refuser de se limiter à l’action non violente. Ce qui a été tenté à Prague (laisser les différentes tendances faire des choses différentes dans des zones séparées) est certainement la seule alternative pratique, tout en poursuivant le débat. La capacité de tolérer différentes méthodes dépend de l’organisation de L’ESPACE pour que cette tolérance soit possible.

Au-delà de nos divergences bien réelles, nous avons paradoxalement besoins les uns des autres. Sans les «radicaux», l’ensemble de ce mouvement n’existerait pas et serait maintenant rapidement récupéré. Sans les «réformistes», nous serions isolés et balayés. Nous sommes en fait opposés et alliés d’une façon dialectique. De toute façon, cela deviendra d’autant plus difficile que le système parviendra à glisser un coin entre nous. Dans le court terme, aucun de nous ne pourra persuader les autres d’adopter la même attitude, c’est pourquoi nous devons apprendre à voir au-delà de nos convictions particulières et de nos positions pour préserver l’ensemble du mouvement, en le gardant TOUT entier aussi protégé et avisé que possible. (…)


* Sympathisant de solidaritéS, Olivier se revendique de l’Action Mondiale des Peuples (AMP). Nous avons traduit de l’original anglais, la plus grande partie d’un article qu’il a publié en allemand dans la Woz du 9 août 2001. La totalité de son texte en anglais ici. Le titre, les intertitres sont de la rédaction de solidaritéS.