Vers un recteur chef d’entreprise à l’université?

Vers un recteur chef d’entreprise à l’université?


L’université de Neuchâtel se trouve, comme les autres, dans l’œil du cyclone néolibéral… Un
projet de loi en consultation annonce la couleur.


Henri Vuilliomenet & Marianne Ebel


Selon le Conseil d’Etat, la loi datant
de 1996 et dont les derniers règlements
viennent d’entrer en vigueur,
est déjà obsolète. Le projet en consultation
reste, comme la loi actuelle,
quasi muet sur les buts de l’Université,
de l’enseignement, de la recherche.
Pas trace de mission critique; rien
non plus, bien sûr, en direction d’une
démocratie participative à l’Uni.
L’objectif avoué de la réforme est «de
rendre plus efficace et plus rapide le
mode de direction de l’Université
»1.
Le projet de loi élaboré dans un groupe
de travail désigné par le Département
de l’Instruction Publique parle
surtout de pouvoir.


Côté recherche, l’université tente de
plus en plus de transformer ses travaux
en brevets monnayables. Quant
aux diplômes distribués au terme d’un
enseignement toujours plus réglementé,
ils se veulent un instrument essentiel
de valorisation pour la réussite
professionnelle. L’Uni deviendra-telle
une entreprise rentable, aux résultats
mesurés par la distribution des
diplômes et la vente des fruits de recherches?
C’est très sérieusement
l’objectif des dominants de ce monde
et c’est bien ce qui est actuellement en
jeu du côté du FMI. Sur le marché
mondial, la connaissance, la culture,
le savoir-faire tendent à devenir une
marchandise comme une autre; les
universités sont en concurrence et invitées
à «se vendre», à se rendre attractives
pour attirer des étudiant-es
(bientôt on parlera plutôt de client-es).


L’ère des réformes


A écouter le recteur, appuyé par le
chef du DIPAC2 et applaudi par quelques
industriels locaux bien placés,
c’est sur cette pente (glissante) que les
auteurs du nouveau projet nous conduisent.
A la base de tout cela se trouve
la nouvelle politique de subvention
fédérale réglementée par la LAU (Loi
sur l’aide aux universités) entrée en
vigueur en avril 2000.


Ne nous leurrons pas, l’université
n’a jamais été un havre de paix réservé
à la culture et à l’esprit pur. Son
développement a toujours été guidé
par de multiples motivations, où le
goût du pouvoir, le prestige de la réussite
sociale, voire l’appât du gain
étaient au rendez-vous; mais ce que
nous retenons de l’université «ancien
style» c’est qu’elle a aussi maintenu
ici ou là des espaces favorisant une
pensée critique libre, préoccupée non
par la rentabilité financière, mais par
la transformation et l’avenir de la société.
C’est ce qu’il faut préserver et
développer aujourd’hui.


Le projet de loi mis en consultation
dans le canton de Neuchâtel ne
prévoit rien à ce niveau. Avec le slogan
«il nous faut une loi qui permet
l’action
», le recteur fait campagne. A-t-il déjà renoncé à l’idée que l’université
est un lieu de réflexion, d’élaboration,
de recherche critique, où le doute
a toute sa place?


Sur le plan suisse on ne s’étonnera
pas de trouver à la tête de ce peloton
d’adaptation aux entreprises les deux
écoles polytechniques. Interpénétration
et liens quasi naturels, puisque
ces deux hautes écoles ont bien pour
fonction de fournir une partie des cadres
aux entreprises et de développer
des recherches directement utilisables.
Mais transposer ces critères à
l’université risque bien, à terme, de
mener à une impasse. Ici le jeu de la
concurrence et les critères de rentabilité
sont un piège. Laisser jouer la logique
du marché pour décider des facultés
ou branches à développer ou
éliminer sera rapidement destructeur
de la vocation même de l’Alma Mater.


Qui est censé décider?


L’université est financée par les citoyen-ne-s, par le biais des impôts
cantonaux et fédéraux. En théorie,
c’est l’autorité politique élue cantonale
(Conseil d’Etat et Grand Conseil)
qui décide son développement. Mais
les autorités universitaires bénéficient
depuis longtemps d’une forte autonomie.
Aujourd’hui, pourtant, cette pratique
est tendanciellement remise en
cause au profit de la Confédération
qui a de plus en plus la main-mise sur
le système de financement des Unis.
A Berne le New public management
est à la mode depuis longtemps; les
décideurs – en nombre restreint- ne
parlent plus que cette langue: concurrence,
efficacité, rendement. Les législatifs
élus sont de plus en plus écartés
des réflexions et réduits à voter des
budgets.


Comment gérer?


Les questions qui se posent dans
l’université sont multiples: rapports
enseignants-enseignés; méthodes de
mesures des connaissances et capacités;
définition des enseignements; niveau
de l’enseignement; autonomie
des facs et des professeurs ou centralisation
du pouvoir dans les mains du
recteur? statut des assistant-e-s et du
personnel de recherche, soumis au
professeur ou partie prenante d’un
collectif? statut des employé-e-s administratifs
qui souvent sont celles et
ceux qui connaissent le mieux le fonctionnement
de la machine universitaire
mais qu’on exclut des décisions.


La loi en consultation à Neuchâtel
affirme une option claire: c’est le recteur
seul qui décide. Il concentre le
pouvoir. Il choisit ses collaborateurs
proches. Il décide des enseignements
et des facultés, du recrutement, de la
sélection des enseignants (nommés il
est vrai par le Conseil d’Etat), de leur
évaluation (et de leur sanction?).
D’aucuns – peut-être en secret convaincus
qu’ils seront bien servis par le
recteur qui reconnaîtra l’excellence de
leurs prestations! – applaudissent des
deux mains, mais la majorité se montre
sceptique, voire s’inquiète de cette
concentration du pouvoir, qui est en
fait le choix en coulisse de la Confédération:
celle-ci préfère en effet
n’avoir à faire qu’à une seule personne
au pouvoir fort. Il suffira de la
mettre sous pression financière et elle
s’alignera.


Affronter un pouvoir disséminé
dans de multiples facultés, c’est multiplier
les lieux de résistances. La
Confédération ne veut plus de ce régime.
En optant pour un recteur à
plein-pouvoirs, c’est toute la hiérarchie
qui se fige dans l’université.


Le recteur (fort de l’appui des autorités
cantonales et fédérales) peut espérer
tenir ainsi en main les profs et le
personnel de l’uni. Mais comme il
sera nommé (par le Conseil d’Etat sur
proposition du Conseil de l’Uni3) pour
8 ans avec rallonge possible de 4 ans
et sans procédure de destitution
prévue dans la loi, il concentrera les
oppositions sur sa seule personne. On
peut s’attendre à de belles empoignades
publiques.


L’analogie entre ce projet de loi et
les structures de directions «modernes» des entreprises saute aux yeux.
Le «Chief executive officer» a tous
les pouvoirs dans l’entreprise. Il répond
des chiffres de rentabilité à son
conseil d’administration; s’il n’atteint
pas les objectifs, il est éjecté avec parachute
plus ou moins porteur. Ce modèle
de management, qui a si bien
réussi à Swissair, sera-t-il aussi performant
à l’université? Comment mesurera-t-on les performances d’un recteur
d’une «entreprise» non cotée en
bourse? Et qui le fera? Le projet de loi
ne nous le dit pas… of course.


Un projet qui ne parle pas de l’essentiel


En résumé, ne pouvons que rejeter
un tel projet. Ce dont l’université a besoin,
c’est de recréer un collectif capable
de débattre, de se concerter et de
décider. Il est certes nécessaire de casser
une logique déjà tendanciellement
installée de coups de forces et qui fait
des étudiant-e-s des chasseurs de
diplômes au moindre prix. Mais ce
n’est pas en instaurant le pouvoir personnel
qu’on résoudra les problèmes.
Il faut au contraire étendre la démocratie
en intégrant y compris les étudiant-e-s aux projets d’enseignement.
En leur donnant un réel pouvoir de décision.
Dans la loi de 1996, leurs représentant-e-s n’ont qu’un rôle de potiche
dans des commissions, dans le
nouveau projet, les étudiant-e-s ne
sont même plus mentionnés!


Conserver une autonomie des facultés
en intégrant tous les acteurs, assistant-
es, chercheur-e-s, professeur-e-s,
personnel administratif, et étudiante-
s, serait sans doute la meilleure garantie
pour la prise en compte la plus
large des besoins de la société (et d’un
espace laissé à l’enseignement non directement
utilitaire).


L’université n’a pas besoin d’un
pouvoir fort, mais d’enseignements de
qualité. Cela ne se décrète pas par une
loi. C’est un état d’esprit. Celui qu’insufflera
la nouvelle loi (si elle passe)
va dans un autre sens: il renforce l’administratif
au dépens du créatif.


Dans une période d’incertitudes, on
peut essayer de se rassurer avec du
pouvoir et de l’administratif. Nous
avons la faiblesse de croire qu’à long
terme la culture du doute et les risques
d’une démocratie participative seraient
plus riches de promesses…





  1. Lettre du Conseil d’Etat aux partis

  2. Département de l’instruction publique et des affaires culturelles

  3. Le Conseil de l’université rassemble des personnes extérieures à l’institution, nommées par le Conseil d’Etat, et des représentants de la communauté universitaire