Obama et les cœurs brisés: le libéralisme de gauche peut-il renaître aux USA?

Obama et les cœurs brisés: le libéralisme de gauche peut-il renaître aux USA?

Cette semaine, quarante ans se seront
écoulés depuis que le Parti démocrate –
parti du «système Jim Crow»
1 et de la guerre froide, mais aussi du «New Deal»2
– a connu une chute orageuse et déprimante, suite à
l’impopularité de la guerre du Vietnam et à la
réaction blanche contre l’égalité raciale.

L’«apparition d’une majorité
républicaine» – formule fameuse de l’astucieux
conseiller de Nixon, Kevin Phillips – s’est en
réalité toujours traduite par des résultats
très serrés lors des élections nationales. Mais
une ferveur idéologique et religieuse forte, de même que
les subsides prodigués par un patronat à
l’offensive contre les programmes sociaux et syndicaux issus du
«New Deal», ont contribué à galvaniser ce
processus. Les républicains – parti d’ordinaire
minoritaire au Congrès – sont ainsi parvenus à
dominer l’agenda politique (nouvelle guerre froide,
«révolte contre les impôts», guerre contre les
drogues, etc.), et se sont montrés capables d’orienter la
restructuration des tâches gouvernementales (abolition de
l’aide fédérale directe aux villes, usage
délibéré de la dette pour empêcher les
dépenses sociales, etc.).

La réponse des démocrates à la
«révolution Reagan» de 1981 ne se traduit pas par
une résistance de principe, mais par une lâche adaptation.
Les «nouveaux démocrates», dirigés par Bill
Clinton (dont le modèle était Richard Nixon), ne se
contentent pas d’institutionnaliser les politiques
économiques de Nixon et de Reagan, mais dépassent parfois
les républicains dans leur zèle à mettre en
pratique la doctrine néolibérale. Par exemple, les
croisades de Clinton en faveur de la «réforme» des
politiques sociales (consistant en réalité à
créer davantage de pauvreté), de la réduction des
déficits budgétaires et de la signature d’un accord
comme le NAFTA (sigle anglais pour le Traité de
libre-échange de l’Amérique du Nord: USA, Mexique
et Canada), sans protection du travail.

Bien que le noyau de la classe ouvrière du «New
Deal» ait continué à accorder 60 % de ses suffrages
au Parti démocrate, la politique de ce dernier s’orientait
en tous points – conformément à l’obsession
des Clinton – en faveur de la défense des élites de
la «nouvelle économie», des roitelets de
l’industrie des loisirs, de la prospérité des
quartiers résidentiels, des «yuppies» et
évidemment du monde entier façon Goldman Sachs. Les
désertions cruciales du vote démocrate en faveur de
Georges Walker Bush, lors des scrutins de 2000 et 2004,
résultent ainsi bien plus de l’enthousiasme d’Al
Gore et de John Kerry3 pour une globalisation qui a
ravagé de nombreuses fabriques et zones industrielles, que de la
manipulation républicaine des «valeurs familiales».

Paradoxalement, les élections de cette semaine laissent augurer
à la fois un réalignement et une continuité. Les
républicains vont désormais éprouver ce qu’a
signifié 1968 pour les démocrates. Des victoires bleues
[la couleur des démocrates] dans d’anciens bastions rouges
[la couleur des républicains] marquent des incursions
étonnantes au cœur du territoire ennemi. On peut les
comparer aux succès obtenus, il y a plus d’une
génération, par George Wallace4 et Richard
Nixon dans le nord ethniquement blanc, sur les terres du syndicat CIO
[Congress for Industrial Organization]. Parallèlement, le
mariage sulfureux, en catastrophe, de Sarah Palin et de John McCain
annonce le divorce imminent entre les fidèles de la
méga-église et les pêcheurs des country club. La
coalition de Bush, qu’il doit au génie du truand Karl Rove5, se trouve en pleine décomposition.

Plus important encore, des dizaines de millions
d’électeurs-trices ont renversé le verdict de 1968,
optant cette fois-ci pour la solidarité économique
plutôt que pour la discrimination raciale. En
réalité, ces élections ont été un
plébiscite virtuel sur le futur de la conscience de classe aux
USA; et le sens du vote – spécialement grâce aux
femmes travailleuses – est une extraordinaire revanche des
espérances progressistes.

On ne peut en dire autant du candidat démocrate, sur lequel nous
ne devrions nous faire aucune illusion. Même lorsque la crise
économique et la dynamique particulière de sa campagne
dans les Etats industriels ont finalement obligé Obama à
aborder la question des postes de travail, son «socialisme»
a été trop suave pour percevoir l’énorme
indignation publique suscitée par le criminel sauvetage des
banques, ou même pour critiquer les grands trusts
pétroliers (comme l’a fait un McCain, par moment
populiste).

En termes politiques: quelle serait la différence, si Hillary
Clinton avait gagné cette élection? Peut-être un
plan d’assistance à la santé publique un peu
meilleur, mais pratiquement le même résultat. En
réalité, on peut affirmer qu’Obama est davantage
prisonnier de l’héritage de Clinton que les Clinton
eux-mêmes.

Pour donner le ton aux premiers 100 jours de présidence
d’Obama, on trouve déjà une équipe
d’hommes d’Etat de Wall Street,
d’impérialistes «humanitaires»,
d’opérateurs politiques de sang froid et de
républicains «réalistes» recyclés qui
donneront un petit souffle d’enthousiasme aux petits cœurs
du Conseil des relations extérieurs et du Fonds monétaire
international. Malgré les fantasmes
d’«espérance» et de «changement»
suscités par le masque attractif du nouveau président,
son administration sera dominée par les meilleurs zombies bien
connus et préprogrammés du centre-droit. Clinton, le
retour…

Confronté à la nouvelle «Grande
dépression» induite par la globalisation, la barque de
l’Etat nord-américain, quel qu’en soit
l’équipage, se tournera vers des solutions connues.

A mon avis, trois choses sont extrêmement probables:

1 Il
n’y a pas le moindre espoir qu’apparaisse par
génération spontanée un nouveau «New
Deal» (ou, pour ce qui importe ici, un libéralisme de
gauche rooseveltien), sans l’engrais fourni par des luttes
sociales à une échelle de masse.

2 Après
l’éphémère Woodstock que déclenchera
l’investiture d’Obama, des millions de cœurs seront
brisés par l’incapacité de la nouvelle
administration à gérer la banqueroute et le chômage
de masse, ainsi qu’à mettre fin aux guerres du Moyen
Orient.

3 Il se
peut que les partisans de Bush soient morts, mais la droite originelle,
semeuse de haine – notamment la tendance de Lou Dobbs6
– est assez bien placée pour renaître de
manière spectaculaire après l’échec des
solutions néolibérales.

Le grand défi pour les petites organisations de gauche,
c’est d’être capable d’anticiper cette
déception prévisible des masses et de comprendre que
notre tâche ne consiste pas à trouver la façon de
«tirer Obama vers la gauche», mais à chercher la
manière de sauver et de réorganiser des espérances
brisées. Le programme de transition pour cela ne peut être
rien d’autre que celui du socialisme.

Mike Davis*


* Publié sur le site de
la revue Sinpermiso, le 2 novembre 2008. Parmi les ouvrages de cet
auteur traduits en français: City of quartz: Los Angeles,
capitale du futur, La Découverte, Paris, 1997; Génocides
tropicaux: catastrophes naturelles et famines coloniales (1870-1900):
aux origines du sous-développement, La Découverte, Paris,
2003; Planète bidonvilles, Ab irato, Paris, 2005; Au-delà
de Blade Runner: Los Angeles et l’imagination du désastre,
Allia, Paris, 2006; Le pire des mondes possibles: de l’explosion
urbaine au bidonville global, La Découverte, Paris, 2006; Petite
histoire de la voiture piégée, La Découverte
– Zones, Paris, 2007; Le stade Dubaï du capitalisme, Les
Prairies ordinaires, 2007; Paradis infernaux: les villes
hallucinées du néo-capitalisme, Les Prairies ordinaires,
Paris, 2008.

1 «Jim Crow»: nom du système
ségrégationniste radical en vigueur –
principalement, mais pas seulement – dans les Etats
méridionaux et frontaliers des USA (membres de la
Confédération des Etats esclavagistes du Sud en
1861-1865), de 1877 au milieu des années 1960. Cette
législation discriminatoire a mis à l’écart
de la vie politique les Noirs affranchis, permettant le retour au
pouvoir des anciennes élites
«confédérées», alors
représentées par le Parti démocrate (et dans un
registre beaucoup plus musclé par le groupe terroriste
suprématiste blanc du Ku-Klux-Klan).

2 «New Deal»: nom de la politique économique
menée par le président Franklin D. Roosevelt, dans les
années 1930, en réponse à la crise suscitée
par le krach de Wall Street.

3 Al Gore: candidat démocrate contre George W. Bush en 2000;
John Kerry: candidat démocrate contre George W. Bush en 2004.

4 George Wallace: gouverneur de l’Etat sudiste d’Alabama
dans les années 1960, lors des manifestations du mouvement des
droits civiques. Défenseur de la suprématie blanche, il
se présente comme candidat indépendant aux
élections présidentielles de 1968.

5 Secrétaire général de la Maison Blanche et principal conseiller de George W. Bush, de 2001 à 2006.

6 Lou Dobbs: chroniqueur célèbre de la chaîne
de télévision CNN, connu comme le «fléau
médiatique de l’immigration illégale aux
USA». Sa démagogie suave, son agressivité
impertinente et sa capacité à communiquer la haine et le
ressentiment contre toutes les valeurs politiques et morales
progressistes et humanistes, en font une figure de proue du
conservatisme.


(Trad. de l’espagnol et notes par la rédaction de solidaritéS)