Nestlé, Sécuritas et Attac: « Selon que vous serez puissant ou misérable »

Nestlé, Sécuritas et Attac: « Selon que vous serez puissant ou misérable »

A travers une enquête minutieuse
et bien enlevée, Alec Feuz démontre que la justice
vaudoise, avec l’affaire de la taupe de Sécuritas
infiltrée dans un groupe de travail d’Attac chargé
de la rédaction d’un ouvrage sur Nestlé, n’a
pas saisi, loin de là, l’occasion de faire démentir
ce vers de La Fontaine que l’auteur met en exergue de son
ouvrage, Affaire classée.

C’est tout au contraire l’incroyable complaisance de la
justice vaudoise et du juge d’instruction Jacques Antenen
à l’égard des
« puissants » – en l’occurrence
Sécuritas et son client, Nestlé – que
l’étude d’Alec Feuz, ancien journaliste à la
Télévision suisse romande, met en lumière.

    Il s’agissait pour le juge Antenen, à
la suite de la plainte pénale déposée par les
membres d’Attac, de déterminer si l’infiltration de
leur groupe par Sécuritas avait constitué ou non une
violation de la sphère privée au sens des dispositions du
Code pénal et de la Loi sur la protection des données.
Délit qui impliquerait, notamment sur le plan pénal, que
les taupes de Sécuritas aient procédé à des
enregistrements vidéo ou audio des séances du groupe
d’Attac et que l’entreprise de sécurité ait
constitué un fichier sur ses membres et sur les personnes en
contact avec eux (notamment les militants étrangers
dénonçant les méfaits de la multinationale dans le
monde, parfois au péril de leur vie, par exemple en Colombie
où plusieurs dizaines de syndicalistes sont assassinés
chaque année, dont certains défendant les employés
de Nestlé…)

Contradictions, omissions et mensonges

Or, cette question de fond, c’est bien celle que le juge Antenen
s’est évertué à ne pas résoudre, avec
une constance redoutable que le livre d’Alec Feuz met à
jour. Ainsi, l’homme de loi se refuse, malgré les demandes
répétées de l’avocat d’Attac, à
un des b.a.-ba de toute enquête pénale, la perquisition
chez les prévenus (bureaux et domiciles des personnes
impliquées), qui seule aurait permis de mettre la main sur les
documents nécessaires à l’enquête. Il se
contentera d’aller chercher chez l’avocat de
Sécuritas – non sans avoir préalablement
téléphoné pour prévenir de son
arrivée ! – les documents mis à sa
disposition et présentés par les barbouzes comme
« la totalité de la documentation relative à
cette affaire. » Loin d’être exhaustifs, ces
documents comportaient des lacunes patentes qui n’ont pourtant
guère ému le juge Antenen. Celui-ci continue en effet
à défendre bec et ongles – par exemple dans la
presse, alors même que l’enquête est en cours –
la « bonne foi » des prévenus.

    Pourtant, à la lecture des
procès-verbaux des interrogatoires menés par J. Antenen
et qu’Alec Feuz a minutieusement décortiqués, le
foisonnement des contradictions, voire des mensonges grossiers dont les
prévenus (les taupes aussi bien que les responsables de
Sécuritas et de Nestlé) agrémentent leurs
déclarations aurait rendu douteuse leur « bonne
foi », même aux yeux d’un jeune enfant. Mais
il n’est pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, et
c’est bien là la seule volonté dont on puisse
créditer le juge Antenen. Que les responsables de
l’infiltration aient prétendu qu’elle était
motivée par le souci de prévenir les violences
liées au G8 d’Evian, alors que la taupe dite Sara Meylan a
infiltré le groupe deux mois après le sommet; que les
responsables de Sécuritas aient affirmé que
l’infiltration avait pris fin en 2004, alors qu’elle a
manifestement duré jusqu’en 2008 au moins ; que
tous les prévenus aient affirmé qu’il n’y
avait qu’une taupe alors que l’enquête a
révélé qu’il y en avait au moins deux, bien
que les rapports rédigés par la deuxième taupe
manquaient aux documents fournis au juge ; que les rares photos prises
par les taupes et mises à disposition du juge par
Sécuritas soient systématiquement antidatées ; que
la pagination des dossiers fournis par Sécuritas et
Nestlé montre que plusieurs pages avaient été
caviardées; qu’un des responsables de Sécuritas ait
été peu avant condamné pour pédophilie et
qu’il ait à cette occasion systématiquement menti
à la justice : toutes ces révélations et
beaucoup d’autres, qu’Alec Feuz fait apparaître en
confrontant les pièces du dossier et en révélant
leurs contradictions manifestes, n’ont pas un instant fait
supposer à J. Antenen que tous ces gens n’étaient
peut-être pas les enfants de choeur qu’ils
prétendaient être.

Résultat, le juge prend comme argent comptant toutes les
déclarations des prévenus, fussent-elles les plus
invraisemblables.

    Au cours des interrogatoires, Antenen évite
d’ailleurs soigneusement de poser les questions qui
fâchent, celles qui pourraient conduire à une condamnation
pénale de Sécuritas et de Nestlé. Et ce, bien
qu’un faisceau d’indices laisse supposer que les taupes
enregistraient les séances et prenaient des photos, et
qu’elles constituaient un fichier sur tous les opposants à
Nestlé avec lesquels le groupe d’Attac était en
contact, pratiques qui tombent sous le coup de la loi.

La police dans le coup ?

Non moins troublante est dans cette affaire la complaisance, voire la
complicité de la police vaudoise – aujourd’hui
dirigée par l’ex-juge Antenen ! – que sa
cheffe Jacqueline de Quattro a pourtant blanchi en deux coups de
cuillère à pot, mandatant un de ses amis du parti
radical, M. Jomini, pour un rapport dont Alec Feuz montre
implacablement la légèreté.

    L’accumulation impressionnante des omissions
du juge au fil des pages et la révélation de toutes les
collusions qui lient ce petit monde de la
« sécurité », privée ou
étatique, ainsi qu’une construction narrative rigoureuse,
teintée parfois d’une discrète ironie, rendent le
récit d’Alec Feuz aussi haletant qu’un bon roman
policier – on aurait d’ailleurs
préféré que toute cette histoire n’ait
été qu’une fiction.

Malheureusement, l’impunité dont ont joui Sécuritas
et Nestlé dans cette procédure qui fleure bon la justice
de classe s’apparente presque à une incitation à
poursuivre de plus belle ce genre de pratiques : la
récente infiltration du Groupe pour une Suisse sans armée
par une taupe à la solde des lobbies de l’armement montre
d’ailleurs que ces méthodes scabreuses ont encore de beaux
jours devant elles.

Hadrien Buclin




Alex Feuz, « Affaire classée. Attac, Sécuritas, Nestlé », Lausanne, Ed. d’en bas, 2009, 213 p.