La Suisse, paradis fiscal des potentats

La Suisse, paradis fiscal des potentats



Les soulèvements populaires en
Afrique du Nord et au Moyen-Orient ont attiré l’attention
sur les liens économiques souvent étroits entre les
juntes au pouvoir et la Suisse : l’argent des dictateurs
cachés dans les banques suisses y occupe une place de choix.

Après 2003 et l’entrée en vigueur de la nouvelle
ordonnance sur le blanchiment d’argent censée obliger les
banquiers à surveiller avec vigilance les transactions de
« Personnes exposées politiquement »
(PEP), l’affaire était entendue : la Suisse avait
la meilleure loi au monde contre le blanchiment d’argent (LBA).
Lors d’une conférence de presse en mai 2010, le chef de la
division « Droit international public » du
DFAE s’indignait encore de ce que l’avant-dernier James
Bond, Casino Royal, présente une scène où un
banquier suisse manigance une transaction illicite avec l’ennemi
de 007 : cliché perfide rendu impossible par
l’excellence de la LBA, dénonçait alors Valentin
Zellweger.

Au bon vouloir des banques

La chute de Ben Ali et de son clan, celle de Moubarak, le gel des
avoirs de Kadhafi puis celui du clan Al-Assad ont pourtant mis à
jour une réalité différente de l’image
vertueuse vantée par les autorités : il est apparu
que l’application réelle de la LBA était
laissée au bon – ou au mauvais – vouloir des banques.

    Cette loi stipule que les intermédiaires
financiers sont chargés d’identifier
précisément les ayants droit économiques des
comptes ouverts auprès d’eux. Lorsque ceux-ci sont des
« PEP », les banques sont censées
s’assurer de l’origine licite des fonds sur ces comptes,
sous peine de blanchiment. Or il est clair qu’une part de la
fortune des dictateurs dont les avoirs viennent d’être
gelés est le fruit de spoliations au caractère illicite.
Si l’application de la LBA n’avait pas été
laissée à l’appréciation complaisante des
banquiers, il ne fait aucun doute qu’une partie des fonds
n’aurait jamais pu être déposée en Suisse.

Lacunes

Cependant, une application plus stricte de la loi en vigueur
n’aurait pas été la panacée, tant celle-ci
comporte des lacunes béantes : ainsi, elle ne couvre pas
le secteur immobilier ni celui du négoce des matières
premières. Les ONG luttant contre l’évasion fiscale
des potentats soulignent aussi que la LBA devrait reposer sur une
« inversion du fardeau de la preuve », comme
dans les affaires relevant du crime organisé : ce serait
aux détenteurs·trices des avoirs de prouver
l’origine licite de leurs fonds et non à la justice de
démontrer leur nature illicite. Valentin Zellweger invoque la
« présomption d’innocence, principe fondateur
de l’Etat de droit » (Le Courrier, 3.6) pour
écarter un tel durcissement de la LBA : un argument
particulièrement cocasse lorsqu’on sait qu’il est
invoqué pour protéger les avoirs de grands partisans de
l’Etat de droit type Ben Ali. Zellweger ajoute en outre que
l’inversion du fardeau de la preuve se justifie uniquement
s’agissant des organisations mafieuses qui imposent la loi du
silence aux témoins : une pratique totalement
étrangère bien sûr aux dictateurs !

Flou juridique

Ces lacunes dans la LBA ont pour corollaire un flou juridique complet
lorsqu’il s’agit pour les autorités de geler les
avoirs des dictateurs : s’agissant de Ben Ali et consorts, le
Conseil fédéral s’est appuyé sur un article
de la Constitution renvoyant évasivement à la «
sauvegarde des intérêts du pays ». Comme le
fait remarquer l’ancien procureur genevois Bernard
Bertossat : « Il n’y a aucune
possibilité de recours. Le Conseil fédéral
pourrait donc tout aussi bien décider que les
intérêts de la Suisse exigent justement de ne pas bloquer
ces avoirs, afin d’assurer la prospérité de sa
place financière… » (Le Courrier, 14.5).

     Jusqu’à présent,
c’est d’ailleurs ce qui a été
décidé s’agissant des juntes du Bahreïn ou du
Yémen qui, en dépit de la répression à
laquelle elles se livrent contre leur peuple, n’ont pas
été inquiétées par les autorités. Ce
flou juridique a aussi permis au Conseil fédéral de
rester opaque sur la nature des avoirs saisis, les banques
impliquées ou encore les noms de leur propriétaire : M.
Calmy-Rey s’est contentée de chiffrer les fonds des
dictateurs arabes gelés par Berne à 850 millions de
francs (Egypte : 430 millions ; Libye : 360;
Tunisie : 60) ; une somme qui risque d’augmenter
avec le gel des avoirs de Bachar Al-Assad.

    Le silence entretenu autour des banques
impliquées découle de la volonté
délibérée de garantir l’impunité
à d’honorables instituts helvétiques certainement
coupables de blanchiment. Une impunité qui contraste avec la
peine de 3 ans de prison encourue par les banquiers qui – tel
l’ancien employé de Julius Baer, Rudolf Elmer, ayant
récemment révélé des cas de comptes
fraudés à wikileaks – se rendent coupables de
violation du sacro-saint secret bancaire.

    Mais cette impunité ne suffit pas à
l’Association suisse des banquiers (ASB) qui s’est plainte
publiquement du zèle trop prononcé des
autorités : « certains membres de
l’ASB observent en effet que la précipitation de Berne
ravive parfois à l’étranger des
préjugés devenus obsolètes : la place
financière helvétique ne sert en effet plus de refuge
ouvert à toutes les fortunes personnelles de dictateurs et de
mafieux » (Tribune de Genève, 18.5). Un message
apparemment reçu cinq sur cinq par le Conseil
fédéral qui a attendu le 25 mai pour geler les avoirs de
Bachar Al-Assad, cette fois de concert avec les Américains et
les Européens ; soit 70 jours après le
début d’une répression qui avait déjà
fait plus de 1 000 morts.

Délicate restitution

L’opacité entretenue autour du gel des avoirs augure mal
de leur restitution aux peuples concernés. Hasard du calendrier,
la Loi sur la restitution des avoirs illicites (LRAI) est entrée
en vigueur en même temps que le gel des biens du clan Ben Ali.
Mais là encore, cette loi comporte des lacunes telles,
qu’on imagine mal qu’elle puisse servir à restituer
les fonds des dictateurs aux peuples d’Afrique du Nord et du
Moyen-Orient.

    Taillée sur mesure pour régler la
restitution des avoirs de l’ancien dictateur haïtien
Duvalier, elle s’accompagne de deux conditionnalités
drastiques : il faut à la fois que l’Etat
d’origine ait introduit une demande d’entraide
pénale en Suisse, et que celle-ci n’ait pu aboutir en
raison de la défaillance de l’Etat en question. A moins de
considérer l’Egypte ou la Tunisie comme des
« Etats défaillants », il paraît
peu probable que la LRAI puisse s’appliquer aux avoirs
concernés. Comme le souligne dans Le Temps du 4 mars
Olivier Longchamp, un des responsables de la Déclaration de
Berne : « le numéro d’équilibrisme
auquel nous avons assisté consistant à déclarer
qu’un tyran déchu fréquentable hier ne l’est
plus est donc la conséquence logique de l’impuissance de
la LRAI à régler le sort des avoirs illicites en
Suisse ».

Promesses

Les autorités promettent une seconde loi, mieux adaptée.
Il faudra au moins exiger de celle-ci qu’elle permette à
des associations issues de la société civile de
déposer des demandes, aux fins de la restitution de sommes
bloquées pour des dictateurs toujours au pouvoir.

    Cette solution pourrait aussi être utile dans
les cas de la Tunisie ou de l’Egypte, dans la mesure où le
risque est réel qu’une partie des anciens affidés
de Ben Ali et de Moubarak se maintiennent au sommet de l’Etat :
ce qui est aujourd’hui indéniable s’agissant de
l’Egypte où le haut Etat-major est resté à
peu près le même. Conclure une solution de restitution
avec l’Etat égyptien dans les conditions actuelles
reviendrait dans une certaine mesure à négocier avec des
voleurs la restitution d’une partie de leur larcin ;
risque qui pourrait être réduit si les autorités
permettaient à des associations issues de la
société civile égyptienne (ou suisse)
d’exercer un droit de contrôle sur le processus de
restitution.
 
    Et pourtant, le Conseil fédéral
écarte d’emblée cette possibilité, de
même qu’il a exclu – avec ou sans nouvelle loi
– qu’une demande de restitution puisse être
effectuée dans les cas où les dictateurs sont au pouvoir.
Voilà qui explique la « grande
angoisse » que confie un banquier privé genevois
à l’éditorialiste du magazine Banque suisse (avril
2011) « qu’un jour, le roi d’Arabie saoudite
perde le pouvoir suite à une révolution violente, que le
nouveau gouvernement accuse la famille royale d’avoir
accaparé les deniers publics et réclame aux banques
suisses le rapatriement de ces fortunes ». Ce banquier le
sait bien : tant que ce scénario n’est pas
d’actualité, l’argent de la monarchie saoudienne
peut dormir tranquille dans les banques suisses ; sans parler
des hommes d’affaires du régime puisque les dirigeants
d’entreprises n’entrent pas dans la définition fort
étroite que la législation helvétique fait des
« PEP ». Autant de restrictions qui
expliquent pourquoi, selon les estimations de la Déclaration de
Berne, seuls 1 % à 4 % des avoirs
détournés par des dictateurs jusqu’ici ont
été restitués aux populations volées.

Secret bancaire

A la racine de ces problèmes se trouve le secret bancaire
helvétique. Durant longtemps, la levée du secret bancaire
fut une revendication de la gauche, notamment du Parti socialiste
suisse (PSS). Elle ne l’est plus. Le programme du parti parle de
refonte, donc de maintien. Cette adaptation du PSS aux exigences des
grandes banques est d’autant plus déplorable que le secret
bancaire helvétique prive les Etats – Suisse incluse
– de ressources fiscales très importantes, au moins 50 ou
60 milliards par an, dont environ un tiers serait issu des pays
pauvres. On pourrait rappeler que la fortune de 6 milliards
amassée naguère par le dictateur Mobutu
représentait plus de 100 fois ce que le gouvernement de la
République du Congo consacre chaque année à la
santé, dans un pays où l’espérance de vie
n’atteint que 42 ans.
 
  Le formidable élan populaire en Afrique du Nord et au
Moyen Orient impose à la gauche d’être à la
hauteur : une campagne pour la levée du secret bancaire,
comme celle qu’avait mené le PSS en 1978 avec son
initiative populaire « contre l’abus du secret
bancaire et de la puissance des banques » constituerait
une façon concrète d’être utile aux
mouvements démocratiques en cours de l’autre
côté de la Méditerranée, en mettant les
autorités fédérales et les banques suisses sous
pression. 

Hadrien Buclin