Point de vue: mouvement social et spontanéité révolutionnaire

Point de vue

Mouvement social et spontanéité révolutionnaire

Nous donnons la parole ici à Eric Grobet, qui nous livre ses réflexions à propos de l’actualité d’un «vieux» débat, qui tend à opposer l’organisation du mouvement social à la spontanéité de l’action des masses.


Dès la fin des années 70, la gauche révolutionnaire a connu des années difficiles, marquées par un renforcement du capitalisme froid et sauvage. L’arrivée au pouvoir concomitante de Reagan et Thatcher, l’aliénation croissante des masses à la religion du marché, de la consommation et du libéralisme, et la dérive toujours plus désespérante d’une social-démocratie dégénérée ont porté des coups extraordinairement durs à la gauche anticapitaliste. Mais les ressorts de la révolte sociale se sont à nouveau tendus, augurant d’un renouveau de l’action politique en tant que vecteur de bouleversements profonds et non plus simplement en tant qu’expression du renoncement par la gestion des affaires bourgeoise. On constate en effet, avec l’émergence d’un nouveau mouvement social fort, depuis les grèves de 1995 jusqu’à l’élection présidentielle française en passant par la très large mouvance opposée à la mondialisation néolibérale, que les formes usuelles d’actions sont de plus en plus décriées, au détriment des organisations traditionnelles (partis, syndicats) et au profit de nouvelles formes d’expression de la révolte. L’extraordinaire vitalité des mouvements opposés à la mondialisation, ainsi que la rapidité avec laquelle ils se sont développés, attirant en leur sein un nombre impressionnant de nouveaux militants, souvent jeunes et rejetant l’action politique «traditionnelle», qu’ils perçoivent comme dépassée, interpelle quant à l’évolution sociale en cours.


Seattle, la marche mondiale des femmes, Gênes, Davos et bien d’autres mobilisations récentes ont été l’objet de nombreuses attentions, illustrant tant l’attrait et la curiosité que les inquiétudes (suivant de quel point de vue on se place…) qu’elles suscitent. Il n’est pas moins frappant de revenir sur les mouvements, dont le caractère spontané est indiscutable, qui se sont développés dans l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle française de 2002. Dans un article de Libération, un militant de la liste «Motivé-e-s» déclare: «La droite s’occupe de ses petites affaires avec l’UEM, le PS est à côté de la plaque. Les partis sont comme des coquilles vides sans liens avec les citoyens.»1 Tayeb Cherfi, animateur du Takticollectif, représentation politique toulousaine du groupe Zebda, note pour sa part que «soit le PS se gauchise, soit il se dit clairement parti du centre avec Fabius et Strauss-Kahn. Et alors c’est à ATTAC, à Ras l’Front, aux associations, aux Motivé-e-s, à des syndicalistes, à des Verts de constituer un pôle radical, une gauche opposée à la politique de papa où les appareils dirigent les masses.»2 On peut s’attendre à un tel discours de la part de militants «aguerris», mais il est à relever les propos de jeunes manifestants ayant abandonné en masse lycées et facultés pour protester dans la rue. Dans la même édition de Libération, deux pages sont consacrées à ce mouvement spontané qui a surpris la France par son ampleur. Un étudiant de la Sorbonne déclare au journaliste que «voter n’est qu’un morceau de papier, rien à voir avec la lutte qui arrive. Si la rue se mobilise, la gauche se radicalisera.»3 A n’en pas douter, il a soufflé sur les lycées et les universités français, où tout s’est fait «à l’improviste, sans l’aide des syndicats et des associations»4, un léger vent de Mai 68…

Une radicalisation

Ce qu’il y a de frappant dans les nouvelles mobilisations qui secouent nos sociétés gangrenées par l’adoration de fétiches aussi stupides que dangereux, tels que la consommation, l’argent ou la compétition, c’est d’abord leur caractère massif, mais aussi la radicalité de leurs revendications. Ainsi, il ne s’agit plus de mieux vivre dans un monde capitaliste, il s’agit d’en refuser les fondements-mêmes. S’il l’on peut légitimement se réjouir de l’émulation sociale en cours, elle doit nous amener à réfléchir sur la façon dont nous devons articuler notre propre action en son sein.


L’apparition de nouvelles formes d’action politique, à caractère spontané, libertaire et festif, traduisant le rejet d’organisations en place dont les dérives sont vivement critiquées, s’inscrit néanmoins dans une dialectique entre ces nouveaux mouvements et les partis politiques traditionnels. D’aucuns espèrent encore influencer la social-démocratie afin qu’elle renoue avec sa vocation historique de lutte contre la société capitaliste, d’autres portent plus d’espoirs dans l’évolution positive de mouvements tels que la Ligue Communiste Révolutionnaire en France, Rifondazione Communista en Italie, l’Alliance Rouge-Verte au Danemark, le Bloco de Esquerda au Portugal, Les Alliances Socialistes en Angleterre, le Parti Socialiste Ecossais ou encore le PT au Brésil.

Un autre rapport de force

Si dans une période de torpeur caractérisée par un mouvement social dramatiquement faible, voir absent, la stratégie de lobbying au sein de la social-démocratie pouvait avoir une certaine logique, elle n’en a plus aujourd’hui où la tâche impérative est de reconstruire un pôle politique radical à visée révolutionnaire. Si l’ouverture progressive des mouvements de la gauche anticapitaliste, souvent caractérisés par une histoire faite d’entre-déchirements et de replis identitaires, tout comme la radicalisation du mouvement syndical en Europe, augurent d’un nouveau rapport de force entre les masses exploitées et la bourgeoisie, les nouvelles formes vivifiantes du mouvement social doivent nous interpeller sur la façon dont nous entendons développer notre action. C’est dans cet état d’esprit qu’un retour sur l’histoire du mouvement ouvrier en général et sur la spontanéité révolutionnaire en particulier constitue indéniablement un éclairage riche et stimulant.


Erik GROBET

  1. «Labo antifasciste à Toulouse», Libération, 30 avril 2002.
  2. Ibid.
  3. «Toujours plus nombreux, toujours plus déterminés», Libération, 30 avril 2002.
  4. «En route spontanément», Libération, 30 avril 2002.