Immigration

La chasse aux hommes illégaux

De l’apatride au travailleur sans statut légal, l’Etat national définit des statuts d’exclusion qui criminalisent celles et ceux qu’ils visent, les privant des droits humains les plus élémentaires et les vouant à une sorte de « mort de papier ». En même temps, ils restent corvéables à merci sur un marché du travail où ils incarnent la figure de l’esclave moderne. Enfin, ils sont le prétexte d’une activité policière en perpétuelle expansion, qui vise d’abord à les faire vivre dans la peur. La réflexion qui suit concerne la France, mais elle s’applique trait pour trait à la situation que nous vivons aujourd’hui en Suisse. (JB)

Par Grégoire Chamayou

Cahier émancipationS du journal solidaritéS numéro 194. Version pdf à télécharger un cliquant sur le lien suivant : cahierS émancipationS

De quelle protection peuvent jouir ceux·celles qui sont expulsés de l’ordre protecteur ? (..) C’est le problème posé en son temps par Arendt au sujet des apatrides, dont elle diagnostiquait une « expulsion moderne hors de l’humanité » aux conséquences « beaucoup plus radicales que la coutume de proscription dans l’Antiquité et au Moyen Âge. ». Elle savait que les anciennes formes du bannissement – qu’elle analysait correctement comme un « substitut aux forces de police, destiné à forcer les criminels à se rendre » – mettaient la vie du proscrit à la merci de tous ceux qu’il rencontrait. Elle affirmait pourtant que l’exclusion moderne des sans-patries était plus radicale encore. Pour comprendre en quoi, il faut dégager les spécificités de cette nouvelle forme de proscription.

Exclusion légale des apatrides

L’exclusion légale des apatrides ne se présente plus comme la punition d’un crime, mais comme un état, directement lié au statut politique des individus. Si l’apatride est exclu du régime de la protection légale, ce n’est pas pour avoir commis une infraction : au contraire, il est lui-même cette infraction, du seul fait de son existence, par sa seule présence sur le territoire de l’État-nation. Faire des personnes des infractions en soi, faire de leur vie une infraction permanente, c’est donc le premier trait qui signale la radicalité de ce nouveau régime d’exclusion légale.

    Cette nouvelle forme de proscription n’est plus tant un expédient témoignant de la faiblesse du pouvoir souverain, qu’au contraire la base d’une inflation indéfinie du pouvoir de police sur des sujets privés de toute protection légale.

    Dans le contexte d’une humanité organisée en États-nations, l’exclusion des apatrides équivaut à la perte non plus de tel ou tel régime de protection nationale mais de toute protection possible. En raison de l’identification pratique des droits de l’homme aux droits des citoyen·ne·s et de ceux-ci aux droits des nationaux, leur garantie par l’État se trouve conditionnée à l’admission des individus dans la sphère de la nationalité. Ce qu’ils perdent alors, en perdant la nationalité, ce ne sont pas seulement des droits spécifiques, mais le droit même d’avoir des droits : « Seule une humanité complètement organisée pouvait faire que la perte de résidence et de statut politique revienne à être expulsé de l’humanité entière »1. Le paradoxe est que ce que l’on a appelé les droits de l’Homme a tellement été identifié aux droits des nationaux que dès que des Hommes se présentent en tant qu’Hommes, ces droits ne peuvent pas leur être reconnus : « le paradoxe impliqué par a perte des droits de l’Homme, c’est que celle-ci survient au moment où une personne devient un être humain en général ».

    La proscription moderne est à la fois plus feutrée et plus méthodique que l’ancienne. Elle passe avant tout par des procédés administratifs. Sa mécanique est bureaucratique et ses instruments sont de papier. Les États modernes ont concentré entre leurs mains le monopole des moyens de certification de l’existence personnelle. L’illégalisation se manifeste concrètement par le fait de n’avoir pas de papiers, de documents officiels à présenter à qui les demande. Comme le diagnostiquait Arendt, « la société a découvert que la discrimination était la grande arme sociale au moyen de laquelle on peut tuer les hommes sans effusion de sang, puisque les passeports ou les certificats de naissance et même parfois les déclarations d’impôts ne sont plus des documents officiels, mais des critères de distinctions sociales »2. Être illégalisé, c’est ne pas avoir de papiers, dans un contexte où l’identité de papier est devenue l’un des modes essentiels de l’existence du sujet juridique, non seulement dans son rapport à l’État mais aussi pour l’ensemble des transactions qui forment la trame de sa vie quotidienne.

    Le problème formulé par Arendt au sujet des apatrides perdure aujourd’hui pour les migrant·e·s sans-papiers, dont le statut rassemble les quatre grandes caractéristiques précédentes : criminalisation de l’existence, inflation du contrôle policier, exclusion des droits humains et mort de papier.

L’illégalisation des migrants

Cette nouvelle forme de proscription légale, distincte de celle des apatrides, est le produit historique récent de politiques d’illégalisation des migrant·e·s, dont on peut suivre, loi par loi, mesure par mesure, la progression dans la plupart des États du Nord depuis le début des années 1970. Comme l’a montré Nicholas de Genova, cette nouvelle situation d’illégalité des travailleurs·euses immigrés tient au refus des États de leur accorder le droit de résider et de travailler dans la légalité. En même temps que les conditions d’entrée et de séjour étaient rendues plus restrictives, elles plongèrent un nombre croissant de travailleurs·euses dans l’illégalité.

    À l’ancienne et toujours active démarcation selon la nationalité, s’est ainsi aujourd’hui superposée une nouvelle ligne d’exclusion, qui s’énonce désormais au nom d’un principe de territorialité. En France, alors même que les droits sociaux tendaient à être reconnus à tous les résident·e·s sans condition de nationalité, les autorités ont peu à peu introduit un nouveau critère de discrimination, celui de la régularité du séjour. C’est l’exemple de la création d’un délit sui generis, aux fins de l’exclusion légale des migrant·e·s, sensés par là être dissuadés d’entrer sur un territoire qui leur refuse l’accès à des droits élémentaires.

    Or, bien que réputés ne pas y être légalement, les migrant·e·s se trouvent bel et bien sur le territoire ; ils y résident physiquement et socialement. De sorte que le premier effet de cette exclusion légale n’est pas de les faire disparaître, mais de suspendre pour eux toute une série de droits. On aboutit alors à ce paradoxe que les mesures d’exclusion légale des migrant·e·s sans-papiers, pourtant énoncées au nom de la souveraineté territoriale ont pour premier effet de produire sur le territoire des situations où le droit ne s’applique plus, sur le mode d’enclaves ou de zones franches attachées à des individus devenus en quelque sorte extra-territoriaux. Cette situation opère une rupture par rapport à l’ancien principe de la souveraineté territoriale voulant que tout ce qui est sur le territoire soit du territoire, étant donné que résider sur le territoire ne suffit plus à être pleinement assujetti de facto au droit qui s’y applique. La contradiction est qu’exclure du droit ces résident·e·s de fait équivaut à une suspension de la loi, suspension qui découle de la législation elle-même. Ainsi, au prétexte de faire respecter une frontière territoriale, on a créé sur le territoire une frontière légale entre ceux qui peuvent être protégés par le droit et ceux qui ne le peuvent plus.

    Réputés non existants alors qu’ils existent, les individus se voient dénier la reconnaissance juridique de leur insertion sociale réelle. (…) Les relations qu’ils nouent qui ne peuvent demeurer qu’informelles. On retrouve un autre trait caractéristique de l’état de proscrit : l’interdiction de porter assistance. C’est le « délit de solidarité » : « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros »3. Outre la criminalisation de la solidarité privée, l’exclusion légale s’étend aussi aux prestations de l’État social. (…) « Les personnes ne font plus valoir leurs droits, de peur que cela ne débouche sur une interpellation ». De façon plus générale, comme l’explique Amnesty International : « Le fait qu’ils n’ont aucun statut légal signifie qu’ils sont souvent réticents ou inaptes à faire valoir leurs droits relatifs au travail ou leurs autres droits humains »4.

Exclusion légale et prédation marchande

La « proposition 187 », adoptée en 1994 en Californie avant d’être déclarée inconstitutionnelle, explicitait les principes philosophiques qui sous-tendent de telles politiques d’exclusion des droits fondamentaux. Afin de justifier l’exclusion des « illegal aliens » des services sociaux, de la santé et de l’éducation, le préambule de ce texte invoquait le « droit des citoyens à la protection » – réinterprété comme droit à la protection « contre toute personne ou personnes entrant illégalement dans le pays ». (…) L’accès à des droits inconditionnels se trouve ainsi de fait conditionné à l’arbitraire étatique définissant la régularité du séjour. L’avertissement d’Hannah Arendt doit être pris au sérieux : la restriction étatique-nationale de l’accès aux droits humains produit immanquablement des phénomènes d’exclusion mortifère.

    L’illégalisation ne fonctionne cependant pas comme une simple mesure d’exclusion. Comme le souligne Nicholas De Genova, elle a aussi et en même temps une fonction d’inclusion paradoxale : l’exclusion légale correspond aussi à un « processus actif d’inclusion par l’illégalisation »5. Ceci principalement au sens où l’exclusion légale des travailleurs·euses sans-papiers permet leur inclusion salariale dans des conditions d’extrême vulnérabilité. Exclus de la légalité, ils se trouvent de ce fait même inclus dans des formes d’exploitation particulièrement intensives : « À partir du moment où nous reconnaissons que les migrations sans-papier sont constituées non pour les exclure mais bien au contraire pour les inclure socialement sous des conditions imposées ou accrues et prolongées de vulnérabilité, il n’est pas difficile de mesurer comment le fait d’avoir enduré plusieurs années d’illégalité peut servir d’apprentissage disciplinaire dans la subordination de leur travail »6. La précarisation par l’exclusion légale sert de sas disciplinaire, de docilisation par l’inquiétude.

    Rendre compte du fonctionnement du pouvoir contemporain d’illégalisation nécessite ainsi de porter attention à ce que Judith Butler appelle « des modes complexes de gouvernementalité, difficilement réductibles à des actes souverains ». Contrairement à ce que laisse penser leur appellation, les dépossédés juridiques contemporains ne sont pas seulement des « sans » : la privation n’épuise pas leur définition. Exclus des modes juridiques d’appartenance, disqualifiés pour la citoyenneté, ils sont en même temps activement « qualifiés » pour la vie illégale. Loin de retourner à un état pré-politique, d’ordre biologique, leurs existences sont activement produites, socialement saturées de pouvoir. Critiquant ici explicitement la thèse d’Agamben, Butler fait valoir que les proscrits modernes ne sont pas relégués à la vie nue : ce ne sont pas « des exemples indifférenciés de « vie nue », mais des états de dépossession sous haute juridiction »7.

    Mais de quelle existence vit-on lorsque celle-ci est niée par l’État ? Dans La Sainte Famille Marx raille l’idée selon laquelle la non-reconnaissance étatique d’un phénomène social équivaudrait à sa disparition réelle. (…) La non-reconnaissance étatique d’un phénomène ne le fait pas disparaître, mais le libère du carcan de la loi et le rend aux formes les plus sauvages de sa vie sociale. Sa mort légale est le début de sa vie « anarchique ». De même, un sujet privé d’existence légale ne retourne pas à la vie biologique, anté-sociale, mais à la vie sociale sans loi de la société civile, c’est-à-dire d’abord à une exploitation effrénée. Le premier effet de l’illégalisation des travailleurs·euses migrants, c’est pour eux la dérégulation du rapport salarial. Des rapports sociaux qui se nouent sans code, sans garantie et presque sans recours. Aujourd’hui, l’illégalisation n’expose plus « aux bêtes des forêts, aux oiseaux du ciel et aux poissons qui vivent dans les eaux », selon les formules de l’ancien bannissement, mais à la prédation d’un marché du travail où, plus que jamais, apportant leur peau sur le marché, les travailleurs·euses ne peuvent s’attendre qu’a une chose : être tannés.

Gouverner par l’inquiétude

Prédation de marché et exclusion souveraine nouent d’étroits rapports de complémentarité. La prédation économique sur le marché du travail se déroule en effet sur fond non seulement d’exclusion légale, mais aussi de traques policières aux fins d’expulsion. Or c’est précisément cette insécurisation juridique et policière organisée en vue de l’expulsion qui aboutit aussi, par effet second, à produire une main-d’œuvre d’autant plus aisément économiquement exploitable qu’elle se trouve davantage vulnérabilisée par l’État. Aux chasses d’expulsion, chasses policières et étatiques, s’articulent des mécanismes prédateurs d’acquisition-exploitation de force de travail informelle. Chasses policières et prédation de marché communiquent. Chasses d’expulsion et chasses d’acquisition.

    La chasse à l’homme est une technique de gouvernement par l’inquiétude – faire des êtres aux aguets, sur fond de vie déportable et d’existence traquée. Ces effets relèvent d’une stratégie consciente et théorisée d’insécurisation. Les agents de la traque le reconnaissent par ailleurs volontiers. Ainsi ce lieutenant-colonel de la gendarmerie française, dans une interview au cours de laquelle il n’hésite pas par ailleurs à employer le terme de « rafles » : « Je cherche effectivement à mettre les étrangers en situation irrégulière dans un climat d’insécurité. Ils doivent savoir qu’on peut les contrôler à tout moment. Ils doivent le craindre »8. En écho, les militant-e-s dressent un constat similaire : « Vivre dans l’ombre, privé de droits ou clandestinisé, c’est vivre dans l’angoisse permanente de la délation et du chantage, car, la situation découverte, la peine encourue sera la rétention ou l’expulsion immédiate. C’est éprouver l’absence totale de protection et de recours vis-à-vis de l’administration, des patrons et des propriétaires, ainsi que face à la maladie, aux accidents, aux contentieux. C’est devoir craindre tout contact social (…) C’est devoir être constamment sur ses gardes. »9

    Si l’on peut parler de chasse aux sans-papiers, c’est qu’aujourd’hui, les expulsions ne s’effectuent plus aux hasards des contrôles. Sous la pression des politiques xénophobes, il faut désormais faire du chiffre (…). Or remplir les quotas implique une politique de traque proactive. Comme l’explique Emmanuel Terray : « Techniquement parlant quand on veut interpeller des indésirables, il faut aller les chercher là où ils sont. Le fait que la police française se soit vue fixer des objectifs chiffrés en la matière, et sur lesquels les responsables sont jugés par leur hiérarchie, a pour conséquence que cette chasse prend des formes tout à fait spectaculaires »10. Un policier témoigne lui aussi de son côté de cette réorientation : « Avant, ramener un étranger en situation irrégulière, c’était la honte, du temps perdu. Maintenant, ils ne font quasiment plus que ça »11.

Pour remplir ses objectifs chiffrés d’interpellation, la police utilise un certain nombre de techniques. Dans son Manuel d’ethnographie, Marcel Mauss indique que « la chasse peut s’étudier de deux manières principales : selon l’arme employée, selon le gibier poursuivi ». Examinons les armes.

Les armes de la chasse

La première est le contrôle d’identité. C’est une technique de filtrage, qui suppose de s’installer sur un point de passage, de préférence là où vivent les individus recherchés. (…) On effectue ensuite un « contrôle au fichier » afin d’identifier les « interpellables ». Le fichier EURODAC, système de reconnaissance d’empreintes digitales, répertorie aujourd’hui plus d’un million de sans-papiers et de demandeurs d’asile. Longtemps, jusqu’au premier tiers du 19e siècle, l’État a marqué au fer rouge ses condamnés pour les identifier en cas de fuite ou de récidive. Aujourd’hui, dans le régime de l’identification biométrique, il n’y a plus de marque à apposer, puisque la marque est devenue le corps lui-même. À Calais pourtant, les réfugié·e·s ont inventé une technique pour déjouer le contrôle biométrique : « Continuellement, (…) un feu est gardé allumé. Il permet de chauffer l’eau (pour le thé, la lessive ou la toilette), mais également d’y faire brûler des barres en fer avec lesquelles les migrants se mutilent le bout des doigts pour effacer leurs empreintes digitales. »12 (…)

    La technique de l’affût consiste à se poster à un endroit propice et à attendre : « en 2007, profitant d’une distribution de repas des Restos du Cœur, place de la République à Paris, une vingtaine de sans-papiers avaient été arrêtés. À l’époque, le Réseau Éducation Sans Frontières (RESF) avait cyniquement commenté : « C’est comme pour les bêtes : l’appât au centre, les chasseurs en embuscade, les fourgons pour évacuer les prises. » – Mercredi, rebelote à Rouen. Installés depuis à peine un quart d’heure place des Emmurés, les bénévoles des Camions du Cœur ont vu débarquer les forces de police alors qu’ils s’apprêtaient à distribuer repas, produits d’hygiène et de protection contre le froid. Résultat : une dizaine de sans-papiers sont interpellés. »13

    Les abords des écoles sont d’autres lieux où l’interpellation est facile. Le 20 mars 2007 à Paris, Xiangxing Chen est venu comme tous les jours chercher son petit-fils de quatre ans à la maternelle de la rue Rampal. Les policiers sont postés et attendent. Le grand-père est interpellé dans un bar de la rue. Des parents d’élèves du réseau RESF donnent l’alerte : « un attroupement se forme devant le bistrot. « Vous allez très vite comprendre pourquoi vous allez dégager », leur crie un officier. Il ouvre la porte de son véhicule et en sort deux chiens muselés qu’il lâche sur la foule. (…) Les policiers sortent leurs matraques et aspergent la foule de gaz lacrymogène au moment où les enfants se répandent dans la rue »14.

    Lorsqu’un ratissage ou une descente policière se conclut par une arrestation collective, c’est une rafle. La Cimade avait dressé, dans son rapport de 2005, une liste des rafles de sans-papiers effectuées par la police française au cours de l’année15. Ce terme, comme le rappelle Emmanuel Blanchard, désigne une technique policière précise, à savoir, selon une définition connue depuis au moins 1829, des « arrestations massives opérées à l’improviste par la police dans un lieu suspect »16. Remarque historique et politique donc, employer ce mot n’implique pas de faire l’amalgame entre la xénophobie d’État contemporaine et le racisme exterminationniste d’État des années quarante. Même si elles s’avèrent mortifères, les rafles-expulsions contemporaines ne sont pas commandées par une visée génocidaire. S’il faut leur trouver des ancêtres, elles se rattachent en revanche assez distinctement à la pratique de la chasse aux « indésirables » qui fit florès dans l’entre-deux-guerres, en même temps que montait en puissance une extrême droite menaçante et que se durcissait la législation sur les étrangers. Les journaux faisaient alors le récit des rafles et des chasses à l’homme dans les villes françaises, les dessinaient même.

    Les rafles peuvent, en amont, s’articuler à des « rondes-battues », consistant, dans un périmètre « bouclé » au préalable, à contrôler et à interpeller ceux qui s’y trouvent enfermés. À Calais, lors de l’évacuation de la « jungle », la battue aboutit à un gigantesque coup de filet, qui se clôt sur la scène suivante : « Les migrants défilent les yeux rougis, tête basse comme honteux, encadrés par les hommes en bleu qui font un ‘tri’ – c’est leur mot – entre mineurs et majeurs avant de les conduire vers les bus au départ pour les commissariats »17.

    Distincte des rafles proprement dites, la pratique de l’arrestation à domicile s’est développée ces dernières années, toujours sous la pression du chiffre. Le 9 août 2007, à Amiens, la police tambourine à la porte d’un couple de sans papiers russo-tchétchène. La famille tente de fuir. Leur fils, Ivan Dembsky, 12 ans, essaie de passer sur le balcon des voisins. Il chute du quatrième étage. Entré dans le coma, il décède à l’hôpital18. Le premier Ministre, dans un communiqué, « témoigne de toute sa compassion aux parents »19 pour cette « chute accidentelle » tout en réaffirmant que « la politique de l’immigration voulue par la Nation (…) nécessite une fermeté et un engagement fort de tous les agents de l’État ».

    Outre le ratissage, les descentes, les rafles et les arrestations à domicile, l’État pratique aussi la chasse au piège. En l’occurrence, le procédé consiste à attirer les sans-papiers dans les préfectures au prétexte d’un examen personnel de leur dossier de régularisation. En février 2008, la préfecture de Nanterre rédigeait une note de service en direction de ses agents, précisant que « les étrangers sollicitant une régularisation ne doivent plus adresser leur dossier par voie postale mais se présenter physiquement ». Invités à se rendre en personne au guichet, c’était en réalité pour y être arrêtés. La circulaire détaillait ensuite le déroulement des opérations : « le schéma chronologique suivant est appliqué : L’étranger remet son passeport à l’agent. – L’étranger est invité à prendre place dans la salle d’attente. – L’agent saisit le chef de la section Éloignement (en son absence : le chef de bureau ou son adjoint). – Le chef de la section Éloignement saisit la DDSP et informe le chef de la section Accueil. – L’interpellation sera réalisée en cabine fermée. »20

Une indignation à géométrie variable

« Par principe, je déteste les chasses à l’homme (…) je trouve que si les chasses à l’homme sont déplorables, les chasses au fils sont encore plus déplorables » – c’est Eric Besson qui parle. Mais tous les fils, bien sûr, ne sont pas redevables de la même empathie : tout dépend de qui est leur père. La « chasse à l’homme » dont il était question dans la bouche du ministre de l’immigration et de l’identité nationale, c’était le tollé suscité par le parachutage du fils Sarkozy à l’EPAD (Etablissement public pour l’aménagement de La Défense) des Hauts-de-Seine. La morale et la capacité d’indignation, tout comme les « principes », sont à géométries variables. Cette sorte de dissymétrie est caractéristique de la double morale des dominants : déplorer la très métaphorique chasse aux fils des puissants quand on organise soi-même la très littérale traque aux enfants des plus démunis21. Au-delà de l’anecdote, ce qui se manifeste ici, c’est, plus profondément, la duplicité du régime normatif qui est en train de s’installer de part et d’autre de la frontière intérieure de l’identité nationale et de la régularité du séjour, frontière entre ceux auxquels est reconnu un droit imprescriptible de protection, et ceux auxquels toute protection, même la plus élémentaire, est déniée. Entre ceux qui peuvent être chassés et ceux qui ne sauraient l’être, fût-ce par le discours. Entre les « protégés » et les autres.

Grégoire Chamayou

Philosophe et chercheur à l’Institut Max Planck de Berlin. Ce dossier est tiré du chapitre 12 de son dernier livre, « Les Chasses à l’homme », publié par les éditions La Fabrique (Paris, 2010). Coupures, en particulier des notes de bas de page, et intertitres de notre rédaction. Merci à l’auteur et à l’éditeur de nous avoir autorisés à le reproduire.


1    Sauf nouvelle indication, les citations d’Hannah Arendt sont tirées des Origines du totalitarisme – L’impérialisme, Gallimard, Paris, 2002.
2    Hannah Arendt, « Nous autres réfugiés », in La tradition cachée, Bourgois, Paris, 1976, pp. 57-77, p. 74.
7    Judith Butler, Gayatri Chakravorty Spivak, L’Etat Global, Payot, Paris, 2007.
8    « M. Guillemot : « cette insécurité est nécessaire » », Kashkazi, n°44, 15 juin 2006, p. 9.
9    Appel « personne n’est illégal ».
10    www.ldh-toulon.net
11    Carine Fouteau, « Un escorteur de la PAF raconte la violence ordinaire des expulsions forcées », Mediapart, 12 Octobre 2009.
12    Jean-Marc Manach, « Les « doigts brûlés » de Calais », La valise diplomatique, vendredi 25 septembre 2009, www.monde-diplomatique.fr/carnet/2009-09-25-Calais
13    Lina Sankari, « Des sans-papiers raflés aux Restos du cœur », L’Humanité, 23 octobre 2009.
14    « A Belleville, travaux pratiques policiers devant les écoliers », Libération, 23 mars 2007.
15    Cimade, « Centres et locaux de rétention administrative – Rapport 2005 », Les hors-séries de Causes Communes, décembre 2006.
16    Cf. Emmanuel Blanchard, « Ce que rafler veut dire », Plein droit, 81, juillet 2009, p. 4.
17    Laurent Decotte, « Fin de la « jungle » de Calais : évacuation et communication », La Voix du Nord, mercredi 23 septembre 2009.
18    Karl Laske, « Un enfant sans papiers fuit la police et chute du 4e étage », Libération, 10 juillet 2007.
19    Site du premier ministre, communiqué du 9 juillet 2007.
20    Préfecture des Hauts de Seine, Direction de la population et de la citoyenneté, Note aux agents des sections Accueil (guichets pré-accueil) et Contrôle (cellule et régularisation), 28 février 2008.
21    Interview d’Eric Besson par Thomas Legrand, France Inter, le 16 octobre 2009.