Je hais le nouvel an

Le 1er janvier 1916, en pleine guerre mondiale, Antonio Gramsci écrit ces quelques lignes dans les colonnes du journal socialiste « l’Avanti ! » Le jeune sarde était arrivé à Turin quelques années auparavant pour poursuivre des études de Lettres qu’il est contraint d’abandonner en 1915 par manque de moyens financiers et un état de santé précaire. Il entre dans les rangs du parti socialiste entre 1913 et 1914 et devient l’une des plumes de son organe de presse. Après la guerre, il sera l’une des figures cardinales des Conseils d’usine de Turin, ces formidables instruments d’« autogouvernement des masses », et le leader du parti communiste d’Italie fondé en 1921. En 1926, après la promulgation des lois fascistissimes, il sera arrêté par la police fasciste?; il passera onze années de sa vie en prison. Il meurt en avril 1937 des suites de son long emprisonnement, non sans laisser une œuvre monumentale, les fameux « Cahiers de prison », mais aussi de nombreux écrits de jeunesse où il revisite le marxisme et l’« élève vers des sommets » (Razmig Keucheyan). Lors de sa condamnation, le procureur fascite avait déclaré : « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans » (Réd.)

Chaque matin, à me réveiller encore sous la voûte céleste, je sens que c’est pour moi la nouvelle année. C’est pourquoi je hais ces nouvel an à échéance fixe qui font de la vie et de l’esprit humain une entreprise commerciale avec ses entrées et sorties en bonne et due forme, son bilan et son budget pour l’exercice à venir. Ils font perdre le sens de la continuité de la vie et de l’esprit. On finit par croire sérieusement que d’une année à l’autre existe une solution de continuité et que commence une nouvelle histoire, on fait des résolutions et l’on regrette ses erreurs etc. etc. C’est un travers des dates en général. On dit que la chronologie est l’ossature de l’Histoire?; on peut l’admettre. 

Mais il faut admettre aussi qu’il y a qua tre ou cinq dates fondamentales que toute personne bien élevée conserve fichée dans un coin de son cerveau et qui ont joué de vilains tours à l’Histoire. Elles aussi sont des nouvel an. Le nouvel an de l’Histoire romaine, ou du Moyen Âge, ou de l’Époque moderne. Et elles sont devenues tellement envahissantes et fossilisantes que nous nous surprenons nous-mêmes à penser quelquefois que la vie en Italie a commencé en 752, et que 1490 ou 1492 sont comme des montagnes que l’humanité a franchies d’un seul coup en se retrouvant dans un nouveau monde, en entrant dans une nouvelle vie. Ainsi la date devient un obstacle, un parapet qui empêche de voir que l’histoire continue de se dérouler avec la même ligne fondamentale et inchangée, sans arrêts brusques, comme lorsque au cinéma la pellicule se déchire et laisse place à un intervalle de lumière éblouissante. Voilà pourquoi je déteste le nouvel an.

Je veux que chaque matin soit pour moi une année nouvelle. Chaque jour je veux faire les comptes avec moi-même, et me renouveler chaque jour. Aucun jour prévu pour le repos. Les pauses je les choisis moi-même, quand je me sens ivre de vie intense et que je veux faire un plongeon dans l’animalité pour en retirer une vigueur nouvelle. Pas de ronds-de-cuir spirituels. Chaque heure de ma vie je la voudrais neuve, fût-ce en la rattachant à celles déjà parcourues. Pas de jour de jubilation aux rimes obligées collectives, à partager avec des étrangers qui ne m’intéressent pas. Parce qu’ont jubilé les grands-parents de nos grands parents etc., nous devrions nous aussi ressentir le besoin de la jubilation. Tout cela est écœurant. 

 

Antonio Gramsci

1er janvier 1916 sur « l’Avanti ! », édition de Turin, rubrique « Sotto la Mole ». Traduit par Olivier Favier.