La guerre aux migrants de l'Europe

Guerre aux migrant·e·s, le terme choque ? Tant mieux, car il le faut pour rétablir un minimum de lucidité quant au contenu réel de la politique migratoire de l’Europe et de celle de la Suisse, qui ne s’en distingue pas fondamentalement. Le dernier sommet de l’Union européenne consacré à cette question a persisté dans l’approche sécuritaire et militaire du thème. Certes, les crédits accordés à l’opération Triton ont été amenés à la hauteur de ce que l’Italie engagea antérieurement dans les sauvetages de Mare Nostrum. Mais l’opération Triton, menée par Frontex, cet organisme de police des frontières de l’UE, a pour mission première non pas de sauver des vies, mais bien de contrôler le flux des migrant·e·s ou, pour parler le jargon officiel, «le risque migratoire».

L’option sécuritaire devient carrément militaire lorsque l’UE évoque la possibilité de mitrailler et de couler les cargos – vides, quand même ! – utilisés par les passeurs dans les ports libyens. Un objectif difficile à réaliser pour des questions de droit international, mais que François Hollande s’est engagé à discuter avec Vladimir Poutine, qui s’y connaît en matière de mitraille en pays étranger.

 

La focalisation sur les méchants passeurs permet d’oublier que le refoulement des migrant·e·s par les polices (à la frontière gréco-turque comme à celle des enclaves de Ceuta et Melila) et la militarisation d’une partie de la Méditerranée (détroit de Gibraltar, îles Canaries) n’ont fait qu’accroître les risques pris par les mi­grant·e·s et nullement réduit leur nombre.

Le premier succès de Frontex, ce sont des milliers de morts supplémentaires. Et tant que le refus de délivrer des visas persistera, tant que l’Europe forteresse mènera cette guerre-là, qui s’en prend au « syndrome » migratoire et non à ses causes, les morts seront au rendez-vous.

Du reste, il existe une singulière hypocrisie parmi les di­ri­geant·e·s européens qui se plaignent de l’afflux des migrant·e·s tout en oubliant ce que fait leur main droite. Journaliste à l’hebdomadaire italien L’Espresso, Fabrizio Gatti rappelait récemment dans Le Monde que le tyran érythréen Afeweki – qui force à l’exil des milliers de jeunes fuyant l’embrigadement militaire – est un vieil ami de l’Italie. Que le Nigéria est gangréné par une corruption nourrie par les multinationales pétrolières américaines et européennes. Que le Niger fournit l’urianum dont a besoin EDF, alors que 90 % de la population n’ont pas accès à l’électricité dans ce qui reste un des pays les plus pauvres au monde.

Faut-il encore rappeler la brillante expédition militaire de Sarkozy et Cameron en Libye, censée selon le pitre numérique BHL, apporter libertés et démocratie au pays ? Ou évoquer d’autres politiques impérialistes en Afghanistan, en Irak ou en Syrie, directement à l’origine du redoublement des flux migratoires ? A-t-on jamais entendu une autocritique de ces gens-là, reconnaissant qu’ils étaient la source du problème et non pas ses victimes ?

Si, une personne a ouvertement reconnu un lien entre la situation actuelle et les politiques antérieures de l’Occident : le chef du groupe parlementaire européen libéral et démocrate Guy Verhofstadt. Mais c’était pour regretter aussitôt que l’Europe n’ait pas été plus interventionniste et qu’elle doive aujourd’hui affronter «le problème du djihadisme et des réfugiés». Apprécions l’élégance de la juxtaposition…

 

On ne s’étonnera donc pas de voir l’Union européenne refuser d’actionner la législation d’urgence qui lui permettrait l’accueil des réfugié·e·s, quand bien même la situation en Syrie est considérée par le Haut commissariat aux réfugiés des Nations Unies comme «la pire crise humanitaire de notre époque», c’est-à-dire depuis la Seconde Guerre mondiale. Disposant de la même possibilité, la Suisse évidemment, n’en usera pas non plus.

Au-delà des mesures d’aide d’urgence nécessaires, il faudra remettre en cause le système Schengen-Dublin, aujourd’hui ouvertement en crise. En se rappelant que ceux et celles qui risquent leur vie sur des rafiots délabrés ou des bateaux pneumatiques dégonflés sont ceux et celles à qui l’on a d’abord refusé des visas et le droit de circuler librement.

 

Daniel Süri