Les «faiseurs de Suisse» sont toujours là

Près de 40 ans après le film de Roly Lyssy (1978), les pratiques autant arbitraires qu’injustes perdurent.

Les faiseurs de Suisse décrivait les méthodes des inspecteurs·trices chargés de vérifier l’intégration au conformisme ambiant des candidat·e·s à la citoyenneté suisse. Il contient des scènes parfaitement désopilantes: une famille italienne ayant obtenu le passeport suisse accueille l’inspecteur en chef en entonnant la chanson communiste Bandiera Rossa, et un jeune inspecteur quitte son emploi pour partir avec la danseuse yougoslave qu’il était chargé de surveiller.

Aujourd’hui, les «faiseurs de Suisse» n’ont pas disparu. Ils font toujours parler d’eux et ne sévissent pas seulement dans des communes suisses alémaniques isolées. Quelques exemples:

En juillet 2017, à Buchs (Argovie), une jeune femme turque s’est vue refuser le passeport suisse après un interrogatoire de 92 questions. On lui reproche, par exemple, d’avoir désigné le ski comme sport national, au lieu du hornuss ou de la lutte (24 Heures, 18.7.2017).

A Gipf-Oberfrick (Argovie), Nancy Holten a été recalée pour la deuxième fois en novembre 2016 par une assemblée communale. Motif: son militantisme végane contre les cloches de vaches. Elle a de plus perdu son emploi de mannequin chez Migros, après une campagne menée par un groupe «Cloches de vaches, nos traditions» (Le Temps, 2.8.2017).

Le Tribunal cantonal vaudois a dû rappeler à l’ordre la commune de Corsier-sur-Vevey, qui refusait d’octroyer le passeport suisse à un ressortissant congolais sous des prétextes divers (Tribune de Genève, 25.7.2017).

Enfin, voici un témoignage anonyme sur une procédure en Suisse romande: «L’entretien a duré une heure et demie et les questions étaient très intrusives (…). On m’a interrogée sur mon mariage, ma famille et mon mode de vie. Cela ressemblait plus à une tentative de débusquer un mariage blanc. La personne qui m’a interviewée ne s’est pas non plus gênée de calculer les mois écoulés entre mes noces et la naissance de mon premier enfant, pour me montrer qu’elle savait qu’il avait été conçu avant le mariage» (Swissinfo, 15.3.2015).

Pour Philippe Wanner, professeur à l’Institut de démographie et socioéconomie de Genève, «l’arbitraire n’est pas près de disparaître» (Le Temps, 29.7.2017). Lors des débats parlementaires sur les conditions de naturalisation facilitée en 2013-2014, une majorité des deux Chambres a imposé l’obligation pour les candidat·e·s de démontrer leur bonne intégration. Ceci contre l’avis du Conseil fédéral, qui proposait d’examiner le degré d’intégration des candidat·e·s sans en faire une condition sine qua non.

Ces épisodes attestent d’une conception ultra-conservatrice de la citoyenneté, du fédéralisme et de l’autonomie cantonale. Revenons à la raison, ou pourquoi pas à la Constitution salutaire de la République helvétique (12 avril 1798), créant pour la première et seule fois de notre histoire un indigénat indépendant du droit de cité communal ou cantonal.

Hans-Peter Renk