Féminisme et laïcité: débat autour du voile

Féminisme et laïcité: débat autour du voile

La question du voile occupe le centre du débat politique en France. Nous nous sommes entretenus avec Josette Trat, militante de la LCR et du «Collectif national pour le droit des femmes» sur les enjeux de la loi votée par le parlement.

Pourrais-tu retracer l’historique de la question du «voile» en France?

La question est apparue en 1989 à Creil, en banlieue parisienne. L’administration scolaire avait déposé une demande d’exclusion visant des filles portant le voile. Le mouvement féministe s’était immédiatement saisi de cette question, avec en son sein des opinions très contradictoires. Les Cahiers du féminisme – revue à laquelle je participais à l’époque – étaient de l’avis qu’il ne fallait pas exagérer le problème. Nous pensions que l’Ecole laïque et la force du mouvement féministe suffiraient à le résorber. Nos prévisions se sont manifestement avérées fausses.

A cette date, Lionel Jospin alors ministre socialiste de l’Education nationale a sollicité l’avis du Conseil d’Etat sur la question pour apaiser la polémique. Le Conseil d’Etat a jugé que le port de signes religieux n’était pas en soi incompatible avec la laïcité à condition que ces signes n’aient pas de caractère ostentatoire ou revendicatif, qu’ils ne s’accompagnent pas de prosélytisme ou d’atteinte à l’ordre public. Nous étions plutôt satisfaites comme la majorité de la LCR de cet avis. Néanmoins plusieurs cas ont continué d’alimenter la polémique au fil des années. François Bayrou, membre du nouveau gouvernement de droite et catholique convaincu a réaffirmé en 1994 dans une circulaire la nécessité de faire la distinction entre les signes «ostentatoires» et les signes «discrets».

Quelles sont les raisons du regain de tension autour du voile aujourd’hui?

La modification du contexte international depuis septembre 2001 a conduit à un changement de «climat» dans les banlieues populaires. Les jeunes des deux sexes, d’origine immigrée, sont de plus en plus nombreux à se définir comme musulmans et les filles musulmanes sont de plus en plus nombreuses à porter le voile. L’offensive américaine sur le plan international a grandement favorisé cette situation. La plupart des pays qui ont fait l’objet d’une attaque militaire ou diplomatique de la part des Etats-Unis ont pour religion dominante l’islam. Les musulmans, en particulier les jeunes parmi eux, perçoivent parfaitement ce fait, et réagissent en brandissant leur confession comme un signe de contestation. Le soutien des américains à la politique d’Israël alimente également cette réaction.

Un autre facteur qui a indéniablement joué, est la dégradation sans précédent de la situation économique et sociale en France depuis quelques années. Cette dégradation se vérifie bien entendu prioritairement dans les banlieues, qui regroupent souvent des personnes issues de l’immigration. Le sentiment de rejet que subissent certains secteurs de la population musulmane est très fort, ce qui en fait des cibles rêvées pour toute sorte de prédicateurs radicaux.

Un corollaire de cette situation, dont on entend hélas peu parler dans la presse. Les jeunes femmes dans les quartiers font l’objet d’un contrôle social croissant de la part des hommes et cela s’accompagne d’un nombre important de violences sexuelles et physiques. Ceci les conduit, pour résister ou tenter d’échapper à la pression des hommes, à se voiler. De leur propre aveu, le voile est une protection face aux violences qu’elles peuvent subir. Or la détérioration des rapports entre garçons et filles n’est pas sans lien avec l’insécurité sociale grandissante.

Quelle est la position du mouvement féministe concernant la nouvelle loi sur la laïcité?

Ce n’est pas uniquement le mouvement féministe qui est en question, parce que ce mouvement est traversé pas les mêmes oppositions que le reste du mouvement social. Au sein de ce dernier, trois courants se sont exprimés. D’abord, un certain nombre d’associations se situant sur le terrain de la lutte contre le racisme, comme le MRAP ou la Ligue des droits de l’homme. Celles-ci ont immédiatement dénoncé le caractère raciste de la loi, en affirmant qu’elle stigmatisait une partie de la population en raison de son appartenance religieuse. Dans le mouvement féministe, Christine Delphy a défendu des positions de ce type. De mon point de vue, l’argumentation de ce courant est problématique. Dire que tous ceux qui posent la question d’un règlement global du problème sont des islamophobes me paraît pour le moins fallacieux. Plus de 70% des enseignants sont favorables à la loi, en particulier dans les banlieues populaires; Leur position s’explique non pas par le racisme (ce sont ces mêmes enseignants qui étaient en grève en mai-juin derniers pour défendre le droit à l’éducation des élèves de ces mêmes banlieues) mais par la difficulté de faire face à un nombre croissant d’élèves voilées, à la montée du racisme et… de l’antisémitisme, sans soutien de l’administration ou des syndicats enseignants.

Le deuxième courant est celui des «républicains». Ce courant est soutenu par différentes associations comme la Ligue des droits des femmes, par des personnalités comme Elisabeth Badinter ou Alain Finkelkraut, et également par l’association «Ni putes, ni soumises». Il a donné lieu à une pétition, parue dans l’hebdomadaire Elle, qui a eu un écho important. Il considère en substance que le port du voile menace les fondements de la République et de la laïcité, et qu’une loi est nécessaire pour sauvegarder cette dernière. Ce courant est à mon sens tout aussi unilatéral que le précédent. Il ne se pose pas ou très peu la question de savoir quelles sont les racines de cette montée des replis identitaires dans la société. Ne rien dire ou presque sur les effets dévastateurs du néolibéralisme et des interventions militaires des USA et centrer la dénonciation uniquement sur les intégristes religieux les conduit à soutenir inconditionnellement le projet du gouvernement.

Une troisième position émerge depuis peu et à laquelle je souscris; elle consiste à lier ce qui est dissocié par les autres courants: la lutte contre les inégalités économiques et sociales, la lutte antiraciste et la lutte féministe. Je ne suis pas favorable à la loi. Dans le contexte actuel, qu’on le veuille ou non, elle ne peut être ressentie que comme une mise à l’index de la population musulmane. Une circulaire dans l’Education nationale, rappelant les principes de laïcité et d’égalité entre les sexes inscrits dans la Constitution, combiné à un débat national sur une «charte de la laïcité», aurait permis d’établir un rapport de force à l’échelon national, c’est-à-dire de sortir de la logique de règlement des affaires au cas par cas, dont bon nombre d’enseignants ne veulent plus. Cela aurait permis également d’émettre un signal clair à l’égard des religieux musulmans qui ont décidé de mener une offensive sur la question du voile à l’école pour élargir leur audience, et imposer ainsi progressivement leurs normes morales à des sphères plus grandes de la population.

Or, il faut être très clair sur un point. Le voile est une atteinte à toutes les valeurs qu’a porté le mouvement féministe depuis son origine. Quel que soit le sens qui lui est donné à titre individuel par certaines filles qui le portent, le voile est une stigmatisation du corps des femmes comme source de tous les péchés. En l’acceptant, on opère un retour en arrière à un ordre moral et sexuel que Mai 68 avait balayé. Les femmes sont identifiées comme l’incarnation du mal, les hommes sont tous considérés comme des violeurs en puissance, et on restaure un tabou terrible sur la sexualité. Tout cela est impossible à accepter, c’est une régression extraordinaire!

Le désir fait partie de l’humanité, On ne va pas revenir à une société qui nie le désir dans les rapports inter-humains, et qui en fait une chose honteuse. La sexualité comme l’ont dit les féministes ce n’est ni un besoin comme la faim, ni un doit unilatéral. Elle met en cause deux désirs. Quand ce n’est pas le cas, quand il y a refus de prendre en compte le désir ou le refus de l’autre, il y le plus souvent violence et dans ce cas, et seulement dans ce cas, nous sommes favorables à la répression des agresseurs. Dans tous les autres cas, il faut au contraire continuer à défendre le droit des femmes à disposer de leur corps et la liberté des personnes à vivre et choisir leur sexualité.

Certaines filles ne présentent-elles pas le voile comme une forme de «libération»?

Certaines d’entre elles défendent effectivement leur position, en faisant notamment une distinction nette entre la «tradition» et la «religion». La religion serait intrinsèquement égalitaire, seule la tradition serait patriarcale, et donc à combattre. Je pense qu’elles se trompent. Toutes les religions monothéistes sont patriarcales. Il existe évidemment des interprétations plus ou moins machistes de la religion. On trouve également des femmes qui se sont battues, dans toutes les religions, pour l’égalité entre hommes et femmes. Mais il n’en demeure pas moins que les religions sont fondamentalement patriarcales.

Néanmoins, il n’est pas question de nier la dimension anti-raciste de notre combat sous prétexte que nous serions féministes. Le respect de toutes les cultures est donc de mise. Mais il n’est pas question non plus de nier notre lutte féministe sous prétexte que nous serions anti-racistes. Le mouvement social s’est à mon sens trop longtemps enfermé dans une alternative simpliste de ce type. De surcroît, la division du mouvement social sur cette question fait largement le jeu du gouvernement, qui conduit depuis des mois une offensive de grande ampleur contre la frange la plus pauvre et la plus exploitée de la population. Nous nous sommes fixés l’objectif de réussir une manifestation unitaire le 8 mars prochain. Le «Collectif national pour le droit des femmes» est parvenu à arrêter une position commune, qui a donné lieu à la publication d’une tribune dans Libération le 27 janvier dernier.

Quels seront les mots d’ordre de cette manifestation?

Nous manifesterons contre la régression des droits des salariés et des chômeurs, les femmes étant évidemment les premières victimes des attaques gouvernementales. Nous manifesterons également contre la remise en cause du droit des femmes à disposer de leur corps, et pour réaffirmer le droit à l’avortement et à la contraception. Les crédits pour développer les centres de contraception et d’IVG sont en baisse constante, de plus en plus de femmes sont obligées de partir à l’étranger pour se faire avorter. Nous mettrons par ailleurs en avant le problème des violences contre les femmes, et la nécessité de développer des centres d’hébergement pour les femmes battues ou victimes de violences sexuelles. Nous nous battons également pour la défense des services publics et notamment pour un service public gratuit d’accueil de la petite enfance.

Sur la question de la loi, nous ne prenons pas position, car les associations qui appellent à la mobilisation ne sont pas d’accord sur ce point. Nous insisterons en revanche sur la défense de la laïcité et la dénonciation du voile comme symbole de discrimination à l’égard des femmes, symbole de la stigmatisation du corps des femmes, idées auxquelles souscrivent la plupart des féministes. La dimension anti-gouvernementale de cette manifestation sera très importante. L’objectif est de remettre sur pied petit à petit un front unitaire contre le pouvoir en place.

Propos recueillis par Razmig KEUCHEYAN