Bienvenue dans la Suisse des cabarets

Bienvenue dans la Suisse des cabarets

«Du permis L à la traite d’êtres humains, ou comment la Suisse profite de la misère des femmes venues de pays pauvres». Voilà qui pourrait grossièrement résumer la problématique des artistes de cabaret au bénéfice d’un permis L. Mais qu’en est-il concrètement, au moment où un nouveau contrat-type a été négocié par l’association qui défend les intérêts des patrons de cabarets et celles qui représentent les travailleuses du sexe? L’Etat facilite-t-il la venue en Suisse de jeunes femmes de pays pauvres à condition qu’elles se cantonnent au monde des cabarets et autres salons de massages? Alors que toutes les autres personnes non-européennes de la planète se voient dans la quasi impossibilité de séjourner en Suisse, à moins d’étudier, de se marier, d’être hautement qualifiées dans un domaine pointu ou d’être riche comme Ernesto Bertarelli? Voyons voir.

En Suisse travaillent environ 1200 femmes comme danseuses de cabaret. Toutes ou presque viennent des pays d’Europe de l’Est et du «Tiers-monde». Elles sont au bénéfice d’un permis L «artiste de cabaret» qui permet un séjour limité à 8 mois. Depuis le 1er janvier 2004, elles bénéficient d’un contrat-type négocié avec l’Association suisse des cafés-concerts, cabarets, dancing et discothèque (ASCO), le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO), l’Office fédéral de l’immigration et de l’émigration, et le Frauen Informations Zentrum (FIZ) qui représente les artistes. Ce contrat prévoit 23 jours de travail mensuel pour un salaire net de 2200 francs, des pauses correspondant à 10% du travail exercé de nuit, un examen médical obligatoire dans les cinq jours qui suivent l’arrivée en Suisse et qui atteste de la capacité de la danseuse à travailler la nuit, et enfin, il prévoit un accord écrit de l’artiste pour toute diffusion de son image sur Internet. En outre, ces artistes, comme la plupart des travailleur-euse-s au bénéfice d’un permis de séjour, payent leurs impôts à la source et cotisent aux assurances sociales, chômage, assurance maladie et AVS.

Jusqu’ici, rien que de très banal. Les strip-teaseuses ont apparemment leur convention collective. Sauf que le contrat entré en vigueur en ce début d’année n’est qu’un léger vernis sur une situation qui s’apparente souvent plus à de la traite d’êtres humains, en l’occurrence de femmes, qu’à un problème syndical.

Contrat officiel, un règlement «maison»

En effet, un «règlement maison» est souvent assorti au contrat-type officiel. Ces règlements peuvent contenir des séries de déductions de salaire improvisées – par exemple, des frais de repas jamais consommés – ou des sanctions sous formes d’amendes très salées; 500 francs pour avoir pris un repas hors de son lieu de travail, alors même que l’employée n’était pas en service ou encore, pour avoir passé la nuit hors du logement de fonction de toute façon loué à un prix prohibitif.

Ces règlements maison obligent le plus souvent, de manière parfaitement illégale, les danseuses à assurer l’animation du bar, c’est-à-dire à encourager les clients à boire en buvant elles-mêmes et en acceptant une intimité qui confine à la prostitution, quand cette prostitution n’est pas carrément requise. Un certain patron de cabaret, plein d’une naïve assurance, n’a pas hésité à recourir au tribunal pour réclamer la somme astronomique de 12000 francs de «manque à gagner» à une femme qui venait de rompre son contrat après deux jours de travail. Un tel «manque à gagner» peut difficilement se justifier par la perte d’une danseuse, aussi «sexy» soit-elle!

S’endetter, s’endetter…

Plus grave encore: les affaires de double contrat qui relèvent pleinement de la traite d’êtres humains. De nombreuses femmes ont, afin d’obtenir un contrat avec une agence suisse, déjà signé un contrat avec une agence de leur pays. Elles sont donc déjà endettées à hauteur de plusieurs milliers de francs lorsqu’une agence ou un impresario suisse les prennent en charge en leur réclamant 8% de leurs gains. Ce surendettement laissent les danseuses à la merci de leurs créanciers et les condamne à se prostituer en sus de leur activité de cabaret pour espérer rembourser leurs dettes. Cependant, comme aucune preuve ne subsiste jamais quant aux liens qu’entretiennent les agences suisses avec les agences des pays tiers, aucun recours juridique n’est possible tant que les impresarios suisses ne prélèvent pas plus des 8% des gains autorisés.

De plus, les établissements qui proposent des spectacles de cabarets et autres extra sont soumis à passablement de fluctuations et changent fréquemment de propriétaires. Leurs employées se retrouvent alors licenciées sans autre forme de procès et ont toutes les peines du monde à recouvrer les indemnités qui leur sont dues. D’une part, elles connaissent mal les procédures ad hoc et celles-ci sont très longues et d’autre part, il suffit à un employeur de se déclarer en faillite pour être à l’abri de tout versement d’indemnités. Libre à lui d’ouvrir alors un nouveau cabaret sous une autre raison sociale.

La Confédération met donc a disposition des hommes d’ici et en visite des permis de séjour spécifiques pour qu’ils puissent exploiter des femmes venues d’ailleurs. Au passage, notre beau pays récolte quelques fruits: il prélève des impôts à la source sur les gains des «danseuses»; sur ces mêmes gains des cotisations pour l’assurance chômage sont déduites, alors que les détenteurs d’un permis L n’ont pas droit aux prestations du chômage; enfin, l’Etat prélève des cotisations AVS qui ne sont que rarement récupérées par leur bénéficiaires faute d’informations…

L’Etat se remplit les poches au passage

Pour résumer, l’Etat suisse estime que les femmes qui n’ont pas la chance d’être nées sur sol européen ne peuvent se faire une place au soleil de nos Alpes qu’en se mariant ou en se prostituant. En effet, le permis L «artiste» est le seul qui soit accordé aux travailleuses des pays dits «en voie de développement» et des pays de l’Europe de l’Est, et malheur à celles qui voudraient changer d’activité et donc de permis, c’est l’expulsion assurée. En revanche, les contrôles sur les conditions de travail supportées par ces femmes sont quasi inexistants et la courte durée du permis L empêche et décourage le plus souvent des poursuites judiciaires contre des employeurs-proxénètes.

Les pays européens sont agités par des débats sur la prostitution: «abolitionnistes» et «réglementaristes» s’affrontent pour trouver la meilleure solution quant au sort des travailleuses du sexe. L’Etat suisse lui, a trouvé la solution: il fait semblant de réglementer, ferme les yeux sur les conditions des femmes «artistes de cabaret» et se remplit les poches au passage.

Emmanuelle JOZ-ROLAND

Cet article nous a été fourni par L’Emilie, le plus vieux journal féministe au monde, créé en 1912 par Emilie Gourd. Il est tiré à environ 1700 exemplaires neuf fois par année. Le prochain dossier s’intitulera: «11ème révision de l’AVS: femmes, se moque-t-on de vous?» Abonnements et informations supplémentaires: www.lemilie.org (réd)