Der Kreis – Le Cercle – The Circle contre l’homophobie

Der Kreis – Le Cercle – The Circle contre l’homophobie

Des années 30 aux années 50, «Der Kreis» a été, sous des titres différents, l’unique mensuel homosexuel autorisé dans le monde, d’abord en langue allemande, puis en langue française et anglaise. Son histoire fait de la Suisse une terre de liberté bien malgré elle, dans un contexte de répression de l’homosexualité devenu remarquablement globalisé. Par ses revendications et les sympathies qu’il a suscitées, «Der Kreis» est au fondement des associations gay et lesbiennes contemporaines, en Suisse et dans le monde. A l’approche de «l’Alerte rose sur la ville», thème de la Gay Pride du 5 au 11 juillet à Genève, l’évocation de l’histoire de cette publication pionnière rappelle que les «libertés» actuelles ne constituent pas nécessairement un acquis définitif.

En 1931, Laura Thoma et Anna Vock fondent la première organisation homosexuelle suisse à Zurich – le «Damenclub Amitia» – et lancent le premier périodique lesbien – la «Garçonne» – qui va devenir, l’année suivante, le premier journal homosexuel de Suisse, sous le titre de «Schweizerisches Freundschaftsbanner». Jusqu’en 1934, tant l’association – «Schweizerischer Freundschafts-Verband» – que la revue restent exclusivement lesbiennes. Ceci va cependant changer, avec la collaboration de Karl Meier, acteur et propriétaire du cabaret zurichois «Le Cornichon».

L’influence allemande

Ces développements s’inscrivent dans le contexte d’un foisonnement des associations et des revues en Allemagne. En effet, depuis le début du XXe siècle, deux pionniers luttent dans ce pays pour l’abolition du §175 du Code pénal qui punit de peines de prison – de un jour à cinq ans – les «actes analogues au coït» entre hommes: d’une part, le Dr Magnus Hirschfeld (1868-1936), auteur d’une pétition soutenue par la gauche allemande; de l’autre, Adolf Brand (1874-1945), fondateur de la «Gemeinschaft der Eigene», de sensibilité anarchiste. Le «Schweizerische Freundschaftsbanner» est d’ailleurs directement soutenu par ce dernier, Laura Thoma et Karl Meier étant proches d’Adolf Brand. La dépénalisation de l’homosexualité dans le Code pénal suisse (CPS) est une revendication de base du mensuel.

Suite à l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler, l’association reçoit le renfort de militant-e-s homosexuels allemands. La politique de répression nazie fait ainsi l’objet d’une attention soutenue: interdiction des revues, fermeture des bars et destruction de l’institut du Dr Hirschfeld (1933); systématisation des rafles et internement des homosexuels dans les camps de concentration, suite notamment à l’élimination de Röhm (1934); renforcement du §175 du code pénal et centralisation de la répression de l’homosexualité (dès 1935). L’image d’une collusion entre homosexualité et nazisme, scandée par une partie importante de l’intelligentsia de gauche allemande, est dénoncée avec une égale virulence. La revue, qui fait l’objet d’attaques répétées des publications conservatrices suisses alémaniques, comme le «Schweinwerfer», est renommé «Menschenrecht», en 1938.

«Der Kreis» fer de lance de la résistance «homophile»

La Seconde guerre mondiale marque un tournant dans la perception de l’homosexualité. Les deux décennies d’après-guerre se caractérisent ainsi par un renforcement durable des mesures de contrôle – légales, administratives, policières, médicales, et morales – généralement désigné par la métaphore du «placard». En Allemagne, la répression connaît son apogée pendant la guerre, et ces dispositifs judiciaires seront maintenus dans les deux Etats issus de la défaite. En France, le gouvernement de Vichy pénalise les actes homosexuels avec des mineurs de moins de 21 ans, disposition maintenue par le gouvernement de la Libération, et encore renforcée par des mesures administratives ultérieures. En Grande-Bretagne et aux USA, la répression policière systématique des années 30 fait place à plus de «tolérance» durant les années de la guerre. Dès 1945, l’ensemble des lois anti-sodomie y sont appliquées de manière vigoureuse.

Dans ce contexte, l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal suisse, adopté en votation populaire en 1938, introduit la dépénalisation de l’homosexualité, autorisant ainsi la parution d’une publication spécifique unique au monde. Karl Meier devient rédacteur en chef de cette revue, à laquelle il donne le titre «Der Kreis», en 1940, puis «Der Kreis – Le Cercle», dès 1942, suite à l’adjonction d’une partie en français. En 1951, le périodique met en évidence sa stature internationale en intégrant des articles en anglais. Dès lors, «Der Kreis – Le Cercle – The Circle» est publié jusqu’en 1967 et comptera jusqu’à 2000 abonné-e-s.

Des contributions dans les trois langues dénoncent les discriminations à l’encontre des homosexuel-les dans les différents pays, publient des témoignages des camps nazis, relatent des découvertes de la sexologie et évoquent des œu-vres de fiction. Elles développent un militantisme «homophile» qui exige la suppression des dispositions pénales restrictives, tout en préconisant une intégration par la discrétion, au vu de la répression en vigueur à l’étranger et de son retour possible en Suisse. L’organisation sert également de soutien aux sociétés et revues homophiles qui voient le jour en Hollande (1946), au Danemark et en Norvège (1948), en Suède (1949), en en Allemagne du Sud (1950), en Californie (1951) et en France (1954).

De nouvelles menaces homophobes

A partir de 1948, l’assise financière du «Kreis» repose surtout sur le café-théâtre «Eintracht/Am Neumarkt», dans la vieille ville de Zurich, et par les grandes soirées de danse, de théâtre et de chanson, connues de toute l’Europe et Outre-Atlantique. Bien que l’association soit confinée à une quasi clandestinité, la Suisse se voit qualifiée de terre de liberté par les contributeurs étrangers de la revue. En 1957, un meurtre dans la pègre zurichoise sert de prétexte à des campagnes de presse liant la prostitution à l’homosexualité, et montrant du doigt «Der Kreis». En 1960, des rafles de police font perdre son bail au café-théâtre. Le durcissement conservateur trouve son écho au niveau fédéral avec deux motions parlementaires demandant la réintroduction de la pénalisation de l’homosexualité, en 1961 et en 1965. La revue est soutenue presque exclusivement par Karl Meier et par une association décimée, jusqu’à son dernier numéro, en décembre 1967. Le journal «Club 68» lui succède, soutenu par «l’Organisation Suisse des Homophiles», qui se fondra dans l’association nationale «Pink Cross», en 1995.

«Der Kreis» a lutté pour les droits des homosexuel-les, tant par ses liens avec les mouvements homosexuels internationaux, formés après la guerre, que par ses contacts avec des personnalités scientifiques, politiques, de la culture ou de la presse. Au cours des années marquées par la peur et l’isolement, «Der Kreis – Le Cercle – The Circle» a permis à ses lecteurs-trices de se forger une image plus positive d’eux(elles)-mêmes et de résister à l’implacable précepte de la normalité sexuelle et du modèle états-unien de la «famille nucléaire».

Thierry DELESSERT


A lire

Hubert Kennedy, The Ideal Gay Man. The Story of Der Kreis, New York & Londres, Harrington Park Press, 1999.

Karl-Heinz Steinle, Der Kreis: Mittglieder, Künstler, Autoren, Berlin, Verlag Rosa Winkel, 1999.

«Der Kreis – Les mouvements pionniers», www.gayromandie.ch, 07.02.2003

«Sept siècles d’histoire de l’homosexualité en Suisse», www.lambda-education.ch, 10.04.2004