Citoyenneté helvétique et mythe identitaire

Citoyenneté helvétique et mythe identitaire

Après le refus de la naturalisation facilitée, ce 26 septembre, l’UDC conteste la double nationalité et relance l’initiative «pour une naturalisation démocratique». Pire, sa section zurichoise entendait proposer que les naturalisations soient soumises au vote, non pas dans le cadre municipal, mais dans celui de la bourgeoisie, une
survivance de l’Ancien Régime d’avant 1798. Sur la question de la «citoyenneté», l’UDC occupe donc le terrain avec un
«imaginaire identitaire» qui valorise la «question nationale» au détriment de la question sociale. Ce ripolinage de la «défense spirituelle du pays», concoctée par la droite autoritaire des années 30, s’inscrit dans le sillage de la pression exercée par le courant xénophobe sur les autorités fédérales, depuis 1970.

A ses débuts, on sait que la «nation suisse éternelle» n’est qu’une simple alliance au sein du Saint-Empire romain germanique. Sans l’expansion bernoise du XVIe siècle – conquête du pays de Vaud en 1536 – la «Suisse romande» n’existerait pas. Sur le plan politique, comme l’écrira l’historien libéral William Martin, en 1928, c’est «une démocratie perpétuellement en marche vers l’oligarchie». En 1983, une brochure «Pro Helvetia» décrit ce processus avec clairvoyance: «La fermeture du patriciat est encore bien plus marquée dans les villes qu’à la campagne. (…) La population des villes se stratifie fortement: tandis que, au sommet, le patriciat se ferme, une catégorie apparaît au bas de l’échelle: c’est celle des nouveaux habitants, empêchés de s’intégrer à la bourgeoisie et privés de tout droit politique. Jusque-là, il n’y avait de sujets qu’à la campagne, il y en aura désormais au sein des villes mêmes. La grande majorité de la population est exclue de la vie politique». Vision perpétuée jusqu’à nos jours par les milieux conservateurs1.

Révolte sociale et République helvétique

En 1798, avant l’entrée de l’armée française en Suisse, les «pays sujets» sont entrés en révolte contre les oligarchies. La République helvétique de 1798-1802 est l’aboutissement de conflits socio-politiques internes, ce qu’«oublie» l’historiographie officielle2. Comme le note l’historien bernois Alfred Rufer (1885-1970): «La Révolution de 1798 provoqua aussi de profondes modifications dans le cercle étroit des communes où les usages et toutes les coutumes furent remises en causes. La tension qui existait depuis longtemps entre les gros et les petits cultivateurs, entre les propriétaires fonciers et les journaliers, entre les bourgeois et les simples habitants prit un caractère plus aigu. (…). Les petites gens voulaient la chute des aristocraties de village, des droits égaux sur les biens communaux et sur les forêts ou le partage de ces immeubles en parts égales. (…) Mais les anciens détenteurs de droits défendaient leurs positions; ils craignaient de devoir partager leurs bénéfices communaux avec des «étrangers», et de voir leurs avantages ainsi réduits au profit des habitants»3.

Arbitrage conservateur

En novembre 1798, face à «l’explosion de colère des propriétaires des biens communaux», le gouvernement helvétique accepta la coexistence des bourgeoisies et des municipalités. Recul qu’amplifièrent l’Acte de Médiation de 1803 et le Pacte fédéral de 1815. L’historien Marc Vuilleumier estime ainsi que «la Suisse, de tous les Etats européens, est sans doute celui qui a été le moins influencé par la Révolution française, et où la Restauration a été la plus marquée. (…) Du fait de l’échec de la République helvétique, la société se reconstitue en grande partie sous la forme d’une pyramide de corps privilégiés. Cela rend très difficile l’élaboration d’un programme général de réformes à l’échelle du pays, car chaque corps, s’il accepte d’abolir les privilèges des autres, entend bien conserver les siens»4. Ainsi, la République helvétique a bien buté sur les séquelles du système oligarchique.

Révolution démocratique inachevée

En 1788, Condorcet (dernier Encyclopédiste du XVIIIe siècle) écrivait: «Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens». En Suisse, force est de constater que le rejet de la citoyenneté, telle que définie par la Révolution française, demeurera une constante des élites conservatrices5. Aujourd’hui, sous ce rapport, l’UDC prend seulement le relais du Parti conservateur-catholique (l’actuel PDC). Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si, sur les affiches du parti blochérien, le drapeau suisse ressemble à s’y méprendre à l’écusson schwytzois, dont il dérive historiquement, symbole de la Confédération d’Ancien Régime.

Mais il y a plus grave. Les autres grands partis n’ont jamais défendu durablement une véritable alternative à la xénophobie et au racisme officiels. Ainsi, le Parti radical (fondateur de l’Etat fédéral en 1848) a célébré son dernier congrès en Suisse centrale, sous l’égide des Waldstätten. Quant au Parti socialiste, ses affiches des élections de 2003 n’ont pas hésité à invoquer l’image des «Trois Suisses du Grütli»6. Pourtant, il y a 78 ans, deux ans avant la grève générale de 1918, à Zurich, Lénine pourfendait déjà cette faiblesse congénitale du mouvement ouvrier suisse. Il recommandait alors à la gauche du PSS de préconiser la naturalisation obligatoire et gratuite des travailleurs-euses étrangers après trois mois de résidence. Il insistait sur «l’extrême urgence de cette réforme, parce que la Suisse compte «le plus grand pourcentage d’étrangers», dont «les neuf dixièmes (…) parlent l’une des trois langues» nationales. Il ajoutait: «Le fait que les ouvriers étrangers sont privés de droits politiques et tenus à l’écart renforce encore la réaction, déjà bien assez développée, et affaiblit la solidarité internationale du prolétariat»7. Des propos vite oubliés…

Pour répondre à la xénophobie et au racisme des partis bourgeois du point de vue des exploité-e-s et des opprimé-e-s, on ne peut faire l’économie d’une réflexion de fonds. C’est pourquoi il est indispensable de (re)visiter de façon critique certains épisodes essentiels de l’histoire suisse, à commencer par les révolutions démocratiques inachevées des XVIIIe et XIXe siècles (avec leurs limites), dont l’héritage a marqué les combats, comme les compromissions et les renoncements du mouvement ouvrier du XXe siècle.

Hans-Peter RENK

  1. L’historien zougois Josef Lang, Conseiller National de de la Sozialistische Grüne Alternative (SGA, Zoug), rapporte comment «l’opinion conservatrice s’est toujours opposée à l’extension des droits des citoyens aux étrangers, aux juifs, aux femmes» (cf. Tagesanzeiger, 14 août 2003, traduit par solidaritéS, 17.11.03 – www.solidarites.ch).
  2. Hans-Peter Renk, «L’Acte de Médiation de 1803: un enterrement de première classe», solidaritéS, no 23, 12 septembre 2003.
  3. Alfred Rufer, La Suisse et la Révolution française, Paris, Société des études robespierristes, 1973 [Article. «Helvétique (République)», in: Dictionnaire historique et biographique de la Suisse. T. 4. Neuchâtel, 1926].
  4. Marc Vuilleumier, «A propos des commémorations de 1848», solidaritéS infos (Neuchâtel), no 15, octobre 1998; et «Les valeurs de 1848», Cahiers de l’UOG, no 1, 1999.
  5. Philipp Etter (Conseiller fédéral de 1933 à 1959), Sens et mission de la Suisse, Genève, éd. du Milieu du Monde, 1942. Pour une étude critique: Hans-Ulrich Jost, Les avant-gardes réactionnaires: la naissance de la nouvelle droite en Suisse, 1890-1914. Lausanne, Ed. d’En Bas, 1992.
  6. Charles Heimberg, «PSS et Trois-Suisses: un terrible aveu d’impuissance», solidaritéS, no 32, 11 septembre 2003.
  7. Lénine, «Les tâches des zimmerwaldiens de gauche dans le parti social-démocrate suisse», Œuvres, T. 23, Paris-Moscou, 1959, pp. 155-6.