L’Europe de Schengen: «soft-apartheid»

L’Europe de Schengen: «soft-apartheid»

Les négociations bilatérales entre la Suisse et l’Union européenne ont abouti à neuf résultats de négociation dans différents domaines, de la fiscalité de l’épargne à la lutte contre la fraude, en passant par l’environnement et la formation professionnelle. Parmi les accords bilatéraux II, le domaine qui fait le plus débat aujourd’hui est celui de la coopération dans les domaines de la justice, de la police, du visa et de l’asile, à savoir les accords bilatéraux d’association de la Suisse à Schengen et Dublin. L’UDC xénophobe a annoncé un référendum contre l’Arrêté fédéral portant sur l’approbation et la mise en œuvre de ces accords. Elle dénonce la suppression des frontières helvétique, le bradage de l’indépendance et de la souveraineté nationale ainsi que les risques d’une invasion de la Suisse par des cohortes d’immigrés clandestins. Les partis gouvernementaux, des socialistes aux radicaux, les Verts, les associations patronales ont d’ores et déjà annoncé qu’ils combattraient activement ce référendum, apportant leur soutien au accords de Schengen et Dublin, présentés par eux comme un des moyens de mener une politique de lutte contre l’immigration clandestine. Nous allons tenter de présenter quels sont les enjeux de ce débat dans une série d’articles.

Construction européenne d’une forteresse

La lutte «contre l’immigration illégale» joue un rôle central dans la construction d’une politique commune d’immigration et d’asile dans l’Union européenne (UE). L’harmonisation la plus avancée est celle concernant les personnes étrangères extra européennes. Au fil des étapes de la construction européenne, les Etat membres de l’UE ont abandonné une partie de leur souveraineté sur leurs frontières avec d’autres Etats européens, tendant à une «communautarisation» de la gestion des frontières de l’Europe avec les pays tiers, en particulier avec les pays «pauvres» situés à l’Est et au Sud de l’Europe.

L’étape fondamentale de cette construction est l’accord de Schengen (1985), dont la convention d’application date de 1990. Cet accord a été négocié et signé par cinq pays européens, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Allemagne et la France. Toutefois sa vocation était communautaire, c’est-à-dire qu’il devait être signé par l’ensemble des Etats européens. C’est ce que le traité d’Amsterdam (1997) a réglé en ayant pour perspective «l’intégration des acquis de Schengen». L’article 7 de l’accord de Schengen dispose que «en matière de circulation des personnes, les parties chercheront à supprimer les contrôles aux frontières et à les transférer à leurs frontières externes. A cette fin, elles s’efforceront préalablement d’harmoniser, si besoin est, les dispositions législatives et réglementaires relatives aux interdictions et restrictions qui fondent les contrôles et de prendre les mesures complémentaires pour la sauvegarde de la sécurité et pour faire obstacle à l’immigration illégale de ressortissants d’Etats non membre des Communautés européennes».

L’objectif est double, à savoir permettre, d’une part, la suppression des frontières internes entre les membres signataires de la convention de Schengen et, d’autre part, mettre en place un ensemble de dispositions permettant un contrôle renforcé des frontière extérieures. Il s’agit également d’harmoniser les politiques de visas et les dispositifs policiers et judiciaires des différents pays européens.

L’entrée dans «l’espace Schengen»

Pour les signataires de l’Accord, l’étranger est celui qui ne peut revendiquer la nationalité d’un des Etats membre de l’UE. Le terme de «frontière» doit s’entendre au sens des frontières extérieures à l’espace territorial commun incluant aéroports et ports maritimes, pour autant qu’ils ne sont pas frontières intérieures. Pour entrer sur le territoire commun, les étrangers doivent posséder un document permettant le franchissement de la frontière, justifier d’un visa d’entrée uniforme pour l’espace Schengen, présenter des documents relatifs à l’objet et aux conditions de séjour et disposer de moyens de subsistance, ne pas être signalés aux fins de non admission et, enfin, ne pas être considérés comme pouvant compromettre l’ordre public, la sécurité nationale ou les relations internationales de l’une des partis contractantes.

Quelle liberté de circulation?

Les étrangers bénéficient d’une certaine liberté à l’intérieur du territoire schengenien, s’ils peuvent soit arguer de la qualité de résidents réguliers dans l’un des Etats contractants soit d’être entrés, en toute régularité, dans l’espace commun. Cette liberté est relative dans la mesure où, d’abord, elle est réduite à une durée de trois mois au maximum et ensuite des formalités sont exigées pour en bénéficier, en particulier l’obligation de faire une déclaration d’entrée sur le territoire, à chaque fois que l’on franchit une frontière interne à l’espace Schengen.

Big Brother is watching les sans-papiers

L’accord de Schengen prévoit également la mise en place du Système Information Schengen (SIS). Il s’agit d’une immense base de données recensant des personnes recherchées parce qu’elles ont commis une infraction sur le territoire commun ou parce qu’il «existe des raisons sérieuses de croire qu’elles ont commis des faits punissables graves»(!). Dans cette base, un certain nombre d’étrangers extra communautaires sont enregistrés. Ceux qui ont été jugés pour un délit passible d’au moins un an de prison (même si la peine n’a pas été prononcée à cette hauteur), mais aussi l’étranger «qui a fait l’objet d’une mesure d’éloignement, de renvoi ou d’expulsion non rapportée ni suspendue comportant ou assortie d’une interdiction d’entrée ou, le cas échéant, de séjour fondée sur le non respect des réglementations nationales relatives à l’entrée et au séjour des étrangers».

Contrairement aux autres données du SIS, celles concernant les étrangers ne sont pas seulement accessibles aux autorités douanières et à la police, mais aussi aux autorités compétentes pour l’examen des demandes et la délivrance de visas, la délivrance des titres de séjour et l’administration des étrangers. Pour gérer l’ensemble de ce dispositif, la convention de Schengen instaure un comité exécutif où siège un membre par Etat. L’activité de celui-ci est totalement opaque et aucune voie de recours n’existe par rapport aux décisions prises. L’Europe des polices se met en place à l’abri des regards de l’opinion publique et de tout contrôle démocratique.

Sous-traitance des frontières

La convention de Schengen prévoit «la responsabilité des transporteurs». Ainsi les compagnies ferroviaires, maritimes ou aériennes doivent prendre en charge l’ensemble des frais qu’impliquerait l’arrivée dans un pays signataire d’un sans-papiers qu’elles auraient convoyé. Cette obligation faite aux transporteurs incite au développement de polices privées des frontières financées par ces compagnies. L’UE met de surcroît en place, autour d’elle, une zone tampon, tentant de faire gérer par un certain nombre d’Etat voisins, extra européens, les candidats à l’émigration vers l’Europe. Ainsi la Turquie et un certain nombre de pays du Maghreb sont incités à gérer eux-mêmes leurs frontières avec l’Europe. L’aide financière que l’UE peut leur apporter va dépendre de leur docilité en cette matière.

Surenchère répressive!

La logique générale de l’harmonisation du droit des étrangers sur le plan européen est celle de la rurenchère répressive. Chaque nouvel accord aligne l’ensemble des pays sur des positions généralement plus restrictives et discriminatoires que les lois en vigueur dans chacun des Etats et s’accompagne d’une criminalisation accrue des personnes. La suppression des frontières internes va en outre de pair avec un renforcement des barrières externes protégeant le territoire européen contre des flux migratoires extérieurs jugés menaçants.

Jean-Michel DOLIVO