Pour scolariser les enfants sans-papiers

Pour scolariser les enfants sans-papiers

J’ai rencontré Aimée Sittelmann-Stauffer à la Petite Ecole du Centre de Contacts Suisses-Immigrés, en 1987. Pour ceux qui n’ont pas connu cette petite école ou l’ont oubliée, je rappelle qu’elle a été ouverte par les militant-e-s du CCSI après qu’ils eurent découvert que les enfants de plusieurs familles étaient enfermés à la maison: ils n’avaient pas le droit d’aller à l’école: ils étaient entrés illégalement en Suisse. Leur père, étranger, avait un permis de saisonnier dans l’agriculture, les travaux publics ou l’hôtellerie, mais devait effectuer 4 saisons de 9 mois séparées par un congé de 3 mois avant d’obtenir le droit au regroupement familial. C’était long, 4 ans de séparation. Beaucoup n’attendaient pas si longtemps, et leurs enfants restaient enfermés de peur d’être expulsés avec leur mère. Quand au bout de 2, 3, 4 ans, ils arrivaient à l’école, ils étaient si perturbés et si en retard qu’ils avaient la réputation d’être «tous caractériels»!

Donc le CCSI a accueilli quelques enfants pour les sortir de leur enfermement, et essayer de les faire un peu lire et écrire le français. Les enfants se sont mis à affluer et il a fallu engager une, puis deux enseignantes, à mi-temps, parce que le CCSI se refusait à se substituer à l’école publique pour quelques uns. Combien d’autres enfants étaient-ils concernés en réalité? Il fallait essayer de régler le problème pour toutes et tous.

Au début, la Petite Ecole était tout à fait clandestine. Elle a été hébergée dans les locaux de plusieurs églises, tant catholiques que protestantes. Le nombre d’enfants a augmenté rapidement et les finances du CCSI ne permettant pas de payer de nouveaux salaires, il a été fait appel à des bénévoles pour assister les enseignantes salariées. C’est ainsi qu’Aimée et moi, nous nous sommes retrouvées là, ainsi que Madame Maspero, bien soutenue par son mari ex-inspecteur primaire, et quelques autres enseignantes retraitées comme nous, mais peut-être moins régulières.

La Petite Ecole a commencé à passer moins inaperçue. Des journalistes sont apparus. Giuliana Abriel, à l’origine de toute l’histoire, parce qu’en contact permanent avec les demandeurs de regroupement familial, a commencé un dialogue, discret d’abord, mais convaincu, avec le Département de l’Instruction publique. En arrivant dans l’équipe, où je m’étais engagée à 3 matinées d’enseignement par semaine, j’ai été surprise de comprendre que ce qu’on attendait de nous, c’était aussi une réflexion et une action politiques (dans le sens de participation à la vie de la cité). Nous avions chaque semaine une réunion pour cela, plus des rencontres au département de l’Instruction. Christiane Perregaux a publié son livre sur le droit à l’école. La discussion dans l’équipe et avec les officiels était autour du thème: bien recevoir les enfants déjà scolarisés, consciencieusement et efficacement, ou bien, ouvrir l’école à tous les enfants, selon le droit à l’école prévu par la charte des droits de l’enfant.

Mais où cela allait-il mener? Combien d’enfants cela allait-il faire arriver du Portugal? N’allait-on pas être débordés? Les syndicats d’enseignants s’inquiétaient… En fait, le nombre d’enfants à venir n’était-il pas déterminé par le nombre de permis A accordés? Ces enfants qui arriveraient de toutes façons à échéance du permis A, seront un peu plus tôt à l’école mais en meilleur état.

Bref, au bout du compte, le conseiller d’Etat, en charge du DIP, a décidé de recevoir tous les enfants, et d’organiser une grande fête au palais des Nations, où toutes les écoles du canton sont venues jouer sur scène quelque chose qui représente le droit à l’éducation pour tout enfant. C’était magnifique et très émouvant.

J’ai eu avec Aimée une très riche collaboration pédagogique. Je me souviens que, grâce à elle, j’ai découvert que j’avais là, dans ce groupe d’une douzaine d’enfants, la possibilité de réaliser ce que je n’avais jamais réussi à faire dans mes classes de 30 ou 35 de France: apprendre à lire aux enfants à partir de phrases ou textes qu’ils dictaient eux-mêmes (à la manière Freinet), c’est-à-dire, pour ces petits Portugais ou Kossovars, à partir des quelques mots de français qu’ils connaissaient et qu’ils apprenaient jour après jour. Et tant d’autres choses: la fête de Noël élargie à la fête de la lumière, (Aimée étant d’origine juive), au sens de fête de l’espoir au milieu de l’hiver de l’adversité…

Martine LEENHARDT