Amiante: productivisme: profits… et pertes

Amiante: productivisme: profits… et pertes

Le déficit public engendré par le productivisme est sous-estimé, ses conséquences étant escamotées et différées. Pourtant les pertes sont considérables et l’humanité qui les subit devra payer l’énorme dette externe d’un siècle de régime fondé sur la production pour le profit.

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Le capitalisme affectionne la comptabilisation de ses profits1 mais son matraquage idéologique a réussi à cacher, par les mythes de progrès, croissance ou développement, le déficit catastrophique qu’il a engendré. Il prend les formes de pollutions de l’environnement, disparition d’espèces, intoxication de populations, épuisement des ressources naturelles vitales pour l’humanité. L’énumération des «dommages collatéraux» du «progrès» étant abstraite, prenons l’exemple des pertes occasionnées par l’exploitation de l’amiante. Combien a coûté réellement – et coûtera à l’avenir – la production de marchandises produites avec cette fibre? Quel est le prix social effectif – les «externalités» – d’un ballot de chrysotile, d’une plaque d’amiante-ciment ou d’un mètre carré de flocage?

La facture s’alourdit

Il aura fallu plusieurs décennies après que les premières sirènes de danger se soient mises à hurler pour que les entreprises meurtrières, leurs assurances et les institutions publiques s’inquiètent du montant de la facture et cherchent les moyens de la faire acquitter par leurs victimes.

Aux USA, le nombre d’entreprises poursuivies pour exposition de leurs salariés à l’amiante est passé de 300, en 1985, à plus de 8400 et le montant des indemnisations atteindrait 80 milliards de dollars; 74 entreprises inculpées ont fait faillite et la panique s’installe pour les autres2. Stéphane Schmidheiny, ce défroqué de l’amiante, vient d’apprendre que 60 à 100 millions d’euros de sa fortune sont menacés de séquestre par les procureurs Italiens de Turin et de Syracuse3. Mis dans le collimateur de ses victimes, il essaie de brouiller les pistes qui mènent à ses 3 à 4 milliards de fortune personnelle4 et de refiler la patate chaude à des comparses tel que le conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz. Le groupe électrotechnique helvético-suédois ABB, ayant déjà dû passer à la caisse, s’en remet difficilement, la justice états-unienne venant de rejeter l’arrangement minable qu’il proposait à de nouvelles victimes5. En Suisse, la SUVA s’ingénie à tétaniser les centaines de victimes de l’amiante et leurs proches en leur cachant la cause professionnelle qui a détruit leur vie. Et, première en Suisse, une plainte pour homicide et lésions graves, avec la complicité de la SUVA, vient d’être déposée contre la compagnie ferroviaire Bls Löchbergbahn par deux salariés victimes de l’amiante dont l’un est déjà décédé6.

Quant aux responsables de la Santé Publique, ils redoutent l’avance patiente de leurs ennemis de classe conduits par leurs avocats. A l’Université de Jussieu à Paris on compte déjà 6 morts et 110 amiantés parmi le personnel – on ne sait rien de l’état de santé des étudiant-e-s – dont les employeurs viennent d’être mis en examen pour «mise en danger d’autrui». Cela leur rappelle avec inquiétude que 30 ans après la dénonciation des risques à Jussieu, les pouvoirs publics et privés n’ayant pas réussi à étouffer l’affaire, les cadavres finissent par resurgir et ils sont nombreux en France: 3 à 5000 morts par an.

Comptabiliser les pertes

En ajoutant dans le Grand Livre de Comptes de l’humanité, à côté de sa colonne «Gains privés», celle des «Pertes publiques», voici quelles en seront les rubriques:

Vies humaines. La sinistre comptabilité des victimes de l’amiante devient d’année en année plus alarmante bien qu’elle ne porte que sur les seuls décès annoncés et prouvés; au moins 100000 par an dans le monde: un tsunami de Noël 2004 tous les 20 mois ou un «Twin Tower» tous les 10 jours. Ces vies n’ayant pas de prix quel en sera le coût?

Années de vie. Les pertes s’expriment aussi en années de vie perdue. Pour les seules victimes d’Eternit à Payerne elles se chiffrent en moyenne à 13.5 années de vie. Mais les années de souffrance et d’agonie passées par les victimes entre le diagnostic fatal et le décès sont-elles «de vie»?

Environnement. Parmi les dégâts provoqués par l’extraction, le transport et la transformation de l’amiante il y a quantité de mines éventrées et d’usines désaffectées. Combien coûtera leur décontamination?

Sécurité. L’interdiction de l’amiante ne l’a pas fait disparaître pour autant. La Suisse n’en importe plus mais cette centaine de kilos par habitant, qui les guette toujours, on ne sait trop où, devra bien être neutralisée. Combien coûtera alors l’assainissement des bâtiments, des bateaux et des wagons?

Savoirs. La dissimulation des risques de l’amiante en Suisse pendant près de 22 ans (1962-1984) par les patrons et leurs Etats «négationnistes» aura un coût d’autant plus insupportable qu’il pouvait être évité. Pendant cette période, l’industrie suisse a pu importer en toute impunité 2 fois plus d’amiante que pendant les 60 années précédentes et c’est bien cette «faute inexcusable» qui a fait le plus de dégâts.

Mémoire. Le productivisme implique un lavage de cerveau des citoyens-consommateurs pour qu’ils ne consomment que ce qu’on leur vend. Les acquis du passé et les catastrophes à venir sont noyés dans une amnésie collective programmée. Que coûtera la restauration des comportements, des savoir-faire et des procédés traditionnels de production?

Acquis. L’imposition commerciale des marchandises amiantées s’est faite par la planification d’une pénurie des biens traditionnels concurrents. C’est ainsi que des produits suisses sans amiante des années 30 (p. ex. le Lignat) ont été sabordés par Eternit… qui les a «réinventés» 70 ans après.

Temps. Il faudra enfin chiffrer les pertes de temps de vivre et d’énergie créatrice gâchée pour des milliers de femmes et d’hommes de par le monde en réclamations, protestations, et procédures pour exiger la réparation des dommages qui leur ont été causés.

Après avoir empoisonné le Travail, l’amiante empoisonne le Capital, gageons que le poison de leur dette lui sera fatal. En tous cas, le prochain Forum Social Mondial à Porto Alegre fin janvier s’y appliquera.

François ISELIN

  1. Bilan, «Les 300 plus riches de Suisse», déc. 2004
  2. Tribune de Genève, «Les «procès de l’amiante» minent l’économie américaine», 13.1.05
  3. Area, Eternit: Schmidheiny nel mirino, 3.12.04
  4. David Bank, «Moral Fibre: Billionaire Activist On Environment Faces His Own Past», The Wall Streat Journal, 9.12.2002
  5. 24 Heures, «L’amiante fait mal à ABB», 4-5-12.04 et Le Courrier, «ABB n’obtient toujours pas l’aval des juges», 4.12. 2004
  6. Area, 3.12.04 et Work, 10.12.04