Etats-Unis: état de lopinion, remobilisation
Etats-Unis: état de lopinion, remobilisation
Les médias ont ignoré la manifestation monstre à Washington du 20 avril dernier. Près de 200000 personnes ont pacifiquement revendiqué larrêt de la campagne contre le «terrorisme». La population américaine, tétanisée depuis le 11 septembre, semble sortir de sa torpeur. Robert Fisk constate, par les conférences quil égrènne depuis des lustres outre-atlantique, la remobilisation de lopinion américaine.
Je voyage aux Etats-Unis depuis de longues années. Jai donné des conférences à Princeton, Harvard, Brown University, Rhodes Island, Madison ou dans le Wisconsin. Les étudiant-e-s américains sont généralement mous et blasés. Dans certaines villes – particulièrement Washington – je pourrais aussi bien prononcer mes discours en araméen (…).
Mais dernièrement, pour la première fois depuis plus dune décennie de conférences, jai été stupéfait. Non par la passivité des Américain-e-s – ce patriotisme crédule quexploite si bien le Président Bush ni par la dangereuse introversion des Etats-Unis depuis le 11 septembre, ni même par leur crainte permanente démettre des critiques à lendroit dIsraël. Ce qui ma surpris est le refus extraordinaire et inédit des Américain-e-s daccepter largumentaire officiel qui leur était proposé, et leur conscience grandissante davoir été trompés. Au cours de certaines de mes conférences, 60% de lauditoire avait plus de 40 ans. Dans certains cas, 80% des personnes présentes navaient aucune racine ethnique ou religieuse au Moyen-Orient (
). Pour la première fois, ce nétait pas à mon propos que le public sen prenait, mais aux propos que leur adressait leur Président, à ceux quils lisaient dans la presse concernant la «guerre contre le terrorisme» menée par Israël, et le besoin de se plier sans cesse à tout ce que le petit allié des Etats-Unis au Moyen-Orient dit et fait.
Des salles combles
Aux Etats-Unis, jai lhabitude de faire des conférences dans des salles à moitié pleines. Il y a trois ans, à Washington, je nai réussi à attirer dans une salle de 600 places que 32 Américains. Mais dernièrement, à Chicago, dans lIowa et à Los Angeles, les auditeurs sont venus par centaines presque 900 à lUniversité de South California. Les gens sasseyaient dans les travées, les corridors et même derrière la porte. Le motif de leur venue nétait pas seulement la présence de Lord Fisk dans leur ville. Certes, le titre de mes conférences «11 septembre: demandez qui la fait, mais pour lamour de Dieu, ne demandez pas pourquoi» – était provocateur. Mais pour la plupart, les gens se sont déplacés, comme le révélèrent les séances de questions à la fin, parce quils étaient lassés dêtre manipulés par les médias télévisés et tyrannisés par les experts de droite.
Auparavant, jamais des Américain-e-s ne mavaient posé des questions du genre: «Comment faire pour que la presse nous informe adéquatement sur la situation au Moyen-Orient?», ou «Comment pouvons-nous faire pour que notre gouvernement reflète nos opinions?» (
). Le fait que ces questions me soient posées – en règle générale par des Américain-e-s dâge moyen sans origines familiales au Moyen-Orient – suggère un profond changement dans une population jusque-là particulièrement docile.
Bush na pas gagné lélection présidentielle
A la fin de chacune de mes conférences ( ), je disais au public que le monde navait pas vraiment changé depuis le 11 septembre, que les Libanais et les Palestiniens avaient perdu 17 000 des leurs lors de linvasion israélienne de 1982 plus de cinq fois le nombre de morts lors des crimes contre lhumanité du 11 septembre mais que le monde navait pas pour autant changé il y a 20 ans ( ). Et chaque fois que je disais ceci, il y avait des personnes des têtes grises ou chauves aussi bien que jeunes – qui acquiesçaient. La plus petite blague à lendroit du Président Bush était souvent accueillie par des éclats de rire. Jai demandé à lune des personnes organisatrices de mes conférences quelle était la raison de ce changement dattitude, pourquoi le public acceptait pareille irrévérence de la part dun Britannique. «Parce que nous pensons que Bush na pas gagné lélection présidentielle», ma-t-elle répondu.
Les étudiant-e-s de lIowa étaient particulièrement intéressants. Une jeune fille entama sa question en affirmant quelle savait que les médias américains étaient biaisés. Lorsque je lui demandais pourquoi, elle répondit que cela avait «quelque chose à voir avec le soutien des Etats-Unis à Israël
» – puis, rougissant, elle sinterrompit (
). Plus tard, après que jaie insisté sur le piège dans lequel les Américains sétaient enfermés en Afghanistan la soi-disant «victoire» suivie dinterventions militaires contre Al Quaeda, de batailles quotidiennes contre les chefs de guerre afghans et dattaques furtives contres les troupes occidentales – un autre étudiant me posa une question: «Comment battre les Afghans?», me demanda-t-il. Il y eût un instant de rires dans lassistance. «Pourquoi voudrais-tu que nous les battions?», répondis-je, «Pourquoi ne pas plutôt les aider à reconstruire leur pays?» Létudiant en question vint vers moi à la fin de la conférence, et, me tendant la main, me dit: «Merci pour ce que vous nous avez appris» (
).
Robert Fisk
Journaliste à The Independent, spécialiste du Moyen-Orient.
Tiré de Counterpunch. Coupures, titre,intertitres et traduction de la rédaction.