La paix du travail, un carrefour loin d’être évident

Extrait du Journal Services Publics, n° 9, 100e année, 24 mai 2019Guy ZurkindenInterview

Nombre de patrons l’invoquent aujourd’hui pour décourager les salariées de faire grève le 14 juin. L’historien Josef Lang revient sur les origines de la paix du travail, ses liens avec le nationalisme et ses impacts délétères sur le mouvement ouvrier.

La « paix du travail » est souvent présentée comme le fruit d’un esprit de consensus qui aurait marqué depuis toujours la société suisse…

Josef Lang – L’origine de la paix du travail fait l’objet d’une mythologie très éloignée de la réalité.

Le premier mythe est qu’elle serait le produit d’une société pacifiée, avec peu de luttes ouvrières. C’est totalement faux.

Au cours de son histoire, notre pays a connu trois phases de grèves massives qui s’inscrivaient à chaque fois dans un contexte européen : 1904-1907 ; 1917-1921 – durant cette période, seules l’Allemagne et l’Italie, qui vivent un processus révolutionnaire, comptent plus de grévistes que la Suisse ; puis 1944-1947, un cycle de luttes important mais oublié, qui démontre que la « paix du travail » était alors une notion très relative.

Une deuxième thèse courante est que la paix du travail serait le fruit d’une concordance politique développée après la prise de pouvoir des nazis en Allemagne…

C’est un autre mythe. En Suisse, l’entre-deux-guerres est au contraire une période de polarisation politique intense.

En novembre 1932, l’armée massacre treize ouvriers à Genève au cours d’une manifestation antifasciste pacifique. Robert Grimm et Konrad Ilg, dirigeants du Partis socialiste suisse (PSS), font le voyage à Genève pour convaincre la gauche de ne pas lancer une grève générale locale – ils craignent l’éclatement d’une grève nationale.

En 1932, toujours, une manifestation réunit 100.000 personnes à Berne, avant tout des employés. Ils protestent contre une baisse des salaires frappant le personnel de la Confédération. En 1933, une telle baisse est même refusée en votation populaire, par 55 % des votants !

En 1933, la gauche gagne les élections dans les deux villes les plus « chaudes », Genève et Zurich, contre des partis bourgeois alliés avec les fascistes.

En 1935, on assiste à un bras de fer entre gauche et droite, par deux initiatives populaires interposées. Une première coalisation réunissant la droite frontiste, les catholiques conservateurs et les libéraux de droite lance une initiative. Son but : une révision totale de la Constitution dans un sens corporatiste, autoritaire, anti-sémite, anti-femmes. Cette initiative sera balayée avec 72 % de Non.

Trois mois auparavant, une initiative de gauche était soumise au vote. Lancée par une large coalition regroupant l’Union syndicale suisse, l’organisation des employés, les syndicats chrétiens, un mouvement de jeunes paysans et des intellectuels antifascistes, elle demandait un changement de la politique économique et sociale pour sortir de la crise. Une sorte de « New Deal » à la Suisse, favorable à la protection des salaires, au développement des droits sociaux, etc.

La dynamique est immense : les initiant-e-s récoltent 335.000 signatures – ce qui correspondrait à 1,5 millions de paraphes aujourd’hui. Le tiers est récolté par le mouvement des jeunes paysans. Des centaines de meetings sont organisés dans les villes et les villages, avant tout de Suisse allemande. La polarisation est totale. L’initiative réalisera un bon score : 43 % de Oui, avec une participation très élevée (84 %), Elle réunira des majorités dans les cantons industriels de Soleure, Schaffhouse, les deux Bâle et dans le canton paysan de Berne.

Contrairement à 1918, le mouvement ouvrier dispose alors de solides soutiens…

Lors de la grève générale de 1918, le mouvement ouvrier était très isolé. Il n’avait pas le soutien des paysans, très peu d’appuis venant de secteurs d’employés, d’ouvriers catholiques ou d’intellectuels. Dans les années 1930, une alliance réunit ouvriers, employés, petits et moyens paysans – qui souffrent de la politique déflationniste menée par le Conseil fédéral – et intellectuels antifascistes. C’est un grand changement.

Cette alliance va-t-elle prendre une forme concrète ?

Après l’initiative de crise, l’alliance ouvriers-employés-paysans, à laquelle se joignent des catholiques antifascistes, se concrétisera dans le mouvement dit des lignes directrices. Ce mouvement adopte une ligne démocrate, antifasciste, clairement de gauche en matière de politique sociale. Il défend à la fois des salaires plus hauts et des prix plus élevés pour les producteurs.

Le journal Die Nation sera son porte-voix. Cet hebdomadaire alémanique tire à plus de 100.000 exemplaires – plus que la NZZ, le quotidien de référence de la bourgeoisie. Ce journal s’oppose aux pleins pouvoirs accordés au Conseil fédéral. Il développe une ligne antimilitariste, tout en appuyant la défense nationale. Il critique durement les procès de Moscou, dénonce l’antisémitisme et soutient la République en Espagne.

Quel rôle joue le contexte international ?

La guerre civile en Espagne, qui éclate en juillet 1936, a eu un impact énorme, encorerenforcé par la victoire du Front Populaire en France. Un exemple : dans la NZZ et le Tagwacht (journal de la social-démocratie), 40 % de toutes les lignes publiées en 1936 ont été consacrées à l’Espagne (avant tout) et au Front populaire. 800 brigadistes suisses sont allés combattre en Espagne. Rapporté à la population, il s’agit du contingent le plus important !

Des dizaines de milliers de personnes ont aussi soutenu la République espagnole depuis la Suisse. La confrontation politique sur cette question est très dure : la gauche est favorable aux Républicains alors que la bourgeoisie, dans sa grande majorité, est favorable au général Franco.

Tant 1936 que 1937 sont donc des années de forte polarisation entre gauche et droite.

Pourtant, en 1937, le premier accord de paix du travail est signé…

Durant la crise, de 1932 à 1936, les ouvriers ont subi des pertes de salaires. En 1936, la conjoncture s’améliore, les grèves reprennent.

Le 22 mars 1937, 200 ouvrières cessent le travail à Bienne ; le 29 avril, 1000 ouvriers sont en grève dans l’arc horloger. Devant l’extension du conflit, le Conseil fédéral intervient. Il impose un contrat collectif. L’accord prévoit la paix du travail mais, en contrepartie, 10 % d’augmentation salariale et six jours de congés payés. Dans un secteur marqué par le corporatisme et la proximité entre patrons et ouvriers, les conflits sociaux causent encore plus de soucis aux capitalistes – et à la direction syndicale.

Ernst Dübi, le chef de l’Association patronale de la métallurgie (ASM), se réunit alors avec Konrad Ilg, le président de la Fédération des travailleurs de l’horlogerie et de la métallurgie (FTMH).

Dübi propose à Ilg d’adopter un processus de résolution des conflits – comportant quatre niveaux – qui serait négocié directement entre patrons et syndicats. Ilg est d’accord. Mais il manquera peu pour que cet accord tombe à l’eau. En juillet, des grèves éclatent dans de grandes entreprises zurichoises, où le corporatisme est faible. Réunis en assemblée, 1560 ouvriers de Sulzer, contre 208, votent en faveur de la grève, malgré l’opposition de la FTMH. Les ouvriers réclament des salaires plus élevés. Une votation sur la suite du mouvement a lieu dans les urnes. 1996 sont pour, 640 contre. Il manque 14 voix pour atteindre le quorum des trois quarts nécessaire à la poursuite de la lutte. La grève se termine, l’accord de paix du travail est signé entre l’ASM, la FTMH, les syndicats catholiques, évangéliques et libéraux.

La nouveauté, c’est que cet accord prévoit une paix du travail absolue – et non pas relative au contenu de l’accord signé et à la durée de son application. Toute mesure de lutte est exclue, et cela sans aucune contrepartie matérielle sous la forme d’augmentation des salaires ou de réduction des horaires !

Comment expliquer qu’un syndicat signe un tel accord, alors que le climat est propice aux luttes sociales ?

C’est lié à la ligne de nationalisme économique adoptée par la FTMH.

Depuis les années 1930, la logique de ce syndicat est totalement liée à l’industrie d’exportation. Or cette dernière exige salaires et prix bas, pour pouvoir exporter plus. Une logique totalement opposée à celle du mouvement des lignes directrices.

Les dirigeants de la FTMH s’opposent aussi à un antifascisme trop marqué. L’industrie d’exportation ne veut pas remettre en question les bonnes relations avec l’Allemagne, un marché important pour ses exportations d’armes.

Konrad Ilg et la FTMH étaient tellement alignés sur les intérêts de l’industrie métallurgique que, en 1941, ils étaient opposés à l’introduction de l’AVS – selon eux, celle-ci aurait renchéri le coût du travail !

Comment cet accord de paix du travail a-t-il été reçu ?

Dès 1939, la droite commence à présenter la paix du travail comme une sorte de mythe national ; en 1942, Ilg et Dübi recevront d’ailleurs le titre de docteurs de l’Université de Berne.

Une majorité de la gauche et du mouvement ouvrier y est en revanche opposée. Et le climat social reste loin de l’apaisement.

Dans la chimie bâloise, de grands mouvements de grève éclatent en 1943. Soutenus par la FTMH, les patrons proposent un accord de paix du travail. Ce dernier est largement rejeté par les ouvriers : chez Ciba, par 138 voix contre 1 ; chez Sandoz, par 912 contre 0. Un nouveau syndicat va se développer dans la branche et connaîtra un succès fulgurant.

Entre 1944 et 1947, de fortes grèves touchent aussi les secteurs du textile et de la construction – et en partie la métallurgie à Genève.

Au début de l’après-guerre, la paix du travail a donc marqué un tournant important pour la métallurgie (un secteur qui compte 50.000 ouvriers dans 156 entreprises), mais pas au-delà.

Comment expliquer que la paix du travail se soit ensuite imposée si profondément parmi les syndicats et au sein de la société suisse ?

Je pense que l’anticommunisme a été un instrument puissant pour discipliner le mouvement ouvrier – avant tout en Suisse allemande. En Suisse romande, le Parti du Travail s’est certes opposé à la paix absolue du travail. Mais ses dirigeants, comme Léon Nicole, avaient été décrédibilisés par leur appui à l’accord entre Staline et Hitler, au putsch à Prague en 1948 et à l’invasion de la Hongrie.

Autre élément important : dans les années 1930, le Parti socialiste a soumis toute sa stratégie à la conquête d’un siège au Conseil fédéral. Dans le canton de Berne, Robert Grimm a d’ailleurs trahi l’alliance avec les jeunes paysans et rompu le mouvement des lignes directrices en 1938, acceptant une alliance avec le PAB, l’ancêtre de l’UDC, et les radicaux. En échange, le PS reçoit deux sièges à l’exécutif bernois.

Un problème du mouvement ouvrier suisse après la guerre était le poids du conformisme nationaliste, même dans ses secteurs combatifs. Sans horizon alternatif, une vague de grèves fond comme neige au soleil.

La chance de développer une telle alternative a pourtant existé lors du grand débat sur la politique d’asile en 1942 et 1943. A ce moment, de nombreuses femmes et des protestants humanistes se joignent à la gauche et au journal Die Nation pour lutter contre le refoulement des Juifs appliqué par le Conseil fédéral – la politique de « la barque pleine ». Ils s’opposent ainsi à l’égoïsme national et au régime autoritaire des pleins pouvoirs.

Une force politique capable d’unifier ces énergies a cruellement manqué. Comme le montre l’opposition national-égoïste de Grimm contre les réfugiés italiens en 1943, le PS ne pouvait, ni ne voulait jouer ce rôle. Et l’avant-garde potentielle de ce mouvement, l’équipe intellectuelle de Die Nation liée aux socialistes religieux, ne disposait plus de l’outil organisationnel qu’avait représenté le mouvement des lignes directrices.

Selon ses partisans, la paix du travail aurait permis la croissance de l’économie et du bien-être en Suisse…

L’absence de grèves n’est pas un élément explicatif de la « prospérité suisse ». Un pays comme la Suède, qui a connu de nombreuses grèves, applique une politique sociale bien plus développée. Les avancées qu’a connues la classe travailleuse en Suisse sont d’ailleurs en partie le fruit des luttes sociales menées dans les pays voisins !

Je pense plutôt que la logique de la paix du travail, notamment absolue, a créé en Suisse un terreau favorable au nationalisme et à l’exclusion des femmes. Son développement dans les années 1950 s’est accompagné d’une augmentation de la xénophobie, reprise d’ailleurs par les dirigeants de la FTMH et une partie du PS avant même Schwarzenbach. En 1970, ce dernier avait l’appui de la majorité des membres de la FTMH.

Un dernier argument contre la paix du travail : ce sont les conflits qui nourrissent une démocratie ; le conformisme est pour cette dernière un poison mortel.

SolidaritéS Neuchâtel, Juin 2019