La résistance et l’exil en héritage

Journaliste à Genève, Charlotte Frossard, 32 ans, a travaillé dans plusieurs médias romands ainsi que dans le média alternatif Jet d’Encre. Elle publie son premier roman, Sur le pont chez Encre Fraîche. Entretien.

Portrait de Charlotte Frossard
Charlotte Frossard

Bonjour Charlotte. Comment est née l’idée de ce premier roman ? L’envie première a été d’investiguer l’histoire de ma famille portugaise qui s’est opposée à la dictature de Salazar. Plusieurs d’entre elles et eux ont été emprisonné·e·s et torturé·e·s. 

Mes grands-parents ont refusé de prendre part à la répression des peuples dans les colonies portugaises en Afrique et ont dû fuir leur pays. Il et elle ont trouvé refuge dans la jeune Algérie indépendante de 1962 puis se sont installés à La Chaux-de-Fonds où, en tant que médecins, il·elle ont soigné les Portugais·e·s et les saisonniers·ères en adaptant horaires et tarifs. J’ai donc fait de nombreux entretiens avec mes grands-parents et un travail de recherche au Portugal auprès d’ancien·ne·s prisonniers·ères politiques et d’historien·ne·s. 

Le personnage principal de ton livre, Louise, travaille en qualité de journaliste stagiaire à la télévision romande. Qu’as-tu eu envie de dire de l’univers des médias ? En tant qu’immigrée de la troisième génération, Louise représente typiquement un personnage dont on ne voit plus l’origine étrangère, mais dont l’identité est fragmentée. Elle souhaite ardemment appartenir à un monde, celui des médias, mais peine à se positionner dans ce système complexe fait de jeux de pouvoir, de népotisme et de course à la célébrité. C’est un milieu très compétitif dans lequel il est dur de s’affirmer, surtout en tant que femme.

Quels sont les liens d’une dictature avec un système de travail oppressif ? On ne peut pas comparer une dictature avec le monde professionnel, tout difficile soit-il, mais j’ai voulu mettre en parallèle la capacité d’un individu à s’extraire d’un système oppressif qui va à l’encontre de ses valeurs. Comment conquiert-on sa propre liberté ? Louise ne poursuit pas de grandes révolutions, mais en revisitant ses origines, elle parvient à changer son positionnement. Choisir de s’opposer a un coût. Cela passe par un renoncement à ses privilèges. Cela exige aussi du courage et d’expérimenter une forme d’exil.

Dans ton roman, tu poses la question de celles et ceux qui s’opposent en partant, et celles et ceux qui s’opposent en restant. Est-ce que s’opposer à un système implique forcément qu’il faut le quitter et partir ? Il existe plein de façons de résister, et rester en fait partie. La douleur des gens qui restent, moins tangible, est parfois oubliée : la douleur de l’exil est plus visible ou davantage exprimée. S’opposer à un système, c’est aussi parfois partir pour mieux revenir. Un grand nombre de réfugié·e·s politiques est d’ailleurs retourné au Portugal après la révolution des Œillets.

Comment s’est traduit l’engagement de ta grand-mère ? Comment a-t-elle vécu l’exil ? La parole des hommes migrants a été beaucoup plus entendue et étudiée que celle des femmes. Si mon grand-père était très engagé et politisé, ma grand-mère, elle, m’a davantage transmis l’amour du pays : les souvenirs de l’enfance, les liens à distance, la précieuse conservation des rituels. L’héritage culturel et émotionnel vient majoritairement des mères, principalement dévouées à l’éducation des enfants. 

Qu’as-tu envie de dire sur le sens du retour ? Le sens du retour est très caractéristique de la population portugaise. Le taux d’immigré·e·s qui repartent au pays à la retraite est important. Mon livre s’attache à la quête d’un idéal perdu pour toujours. La mère de Louise ne parvient pas à revenir d’où elle vient ; à son image, Louise est en quête d’absolu et d’appartenance. Ici, le sens du retour semble illusoire, même s’il est aussi fondamentalement un moteur de vie. 

Est-ce que ce roman est un hommage à tes grands-parents ? S’agit-il d’un devoir de mémoire ? Il s’agit avant tout d’un hommage à la communauté portugaise installée en Suisse qui a été chaleureusement accueillie comme main d’œuvre bon marché mais dont on n’a pas cherché à connaître l’histoire. On méconnaît la dictature de Salazar, les guerres coloniales. La restriction de l’accès à l’éducation imposée par Salazar a maintenu une grande partie de la population dans la pauvreté et l’illettrisme.  C’est un hommage qui veut aussi déconstruire les préjugés envers la communauté portugaise, dont j’ai souvent été témoin.

Que gardes-tu personnellement de l’expérience de ce récit et quel message veux-tu transmettre ? Mes grands-parents me répétaient que nous avons une responsabilité envers celles et ceux qui ont moins que nous. Il et elle faisaient partie de la bourgeoisie lisboète, mais ont renoncé à leurs privilèges au profit de valeurs humaines fondamentales. C’est pour moi une leçon de vie essentielle.

Entretien et photo : Julie de Barros