Faire face au risque écofasciste
Le 15 novembre s’est tenu à Genève une conférence-discussion avec Antoine Dubiau, auteur de l’ouvrage Écofascismes. De quoi l’écofascisme est-il le nom, et que peut-on faire pour le contrer ?
Avant de définir ce qu’est l’écofascisme, il faut d’abord revenir sur ce qu’il n’est pas. Dans l’espace public, la catégorie d’écofascisme est essentiellement utilisée en tant qu’insulte politique par divers groupes et individus qui cherchent à ostraciser un adversaire.
Le principal usage du terme aujourd’hui se présente justement comme une insulte politique à l’encontre de l’ensemble des écologistes, parce que leurs revendications sont jugées liberticides – en matière de transports, d’alimentation, etc. Cette réduction de toute forme d’écologie politique à un supposé écofascisme est absolument ridicule et ne résiste pas à une analyse honnête et sérieuse des propositions réelles du mouvement écologiste actuel.
Dans les espaces militants progressistes, il est également fréquent de croiser la qualification d’écofascisme, pour désigner cette fois des formes d’écologie politique jugées réactionnaires et/ou autoritaires. Parmi celles-ci, le néomalthusianisme est souvent considéré comme écofasciste, puisqu’il s’apparenterait à une focalisation exclusive sur la supposée surpopulation comme unique cause du ravage écologique contemporain. Ce cadrage strictement démographique du problème écologique reposant largement sur une construction raciste, sa dénonciation est parfaitement légitime.
Toutefois, cet usage courant du terme d’écofascisme masque certainement d’autres formes d’écologie politique pour lesquelles cette appellation serait plus pertinente.
L’existence politique de l’enjeu écologique semble relativement stabilisée depuis près d’un demi-siècle: l’extrême-droite serait fondamentalement hostile à toute politique écologique tandis que le mouvement écologiste se serait essentiellement ancré à gauche de l’échiquier politique. Aussi vrai ce constat soit-il, le risque serait de le fossiliser. L’écologie politique est historiquement ancrée à gauche, mais il serait dangereux de considérer qu’elle est intrinsèquement (ou naturellement) de gauche. Cela reviendrait, en effet, à s’empêcher de voir comment un enjeu politique contemporain aussi important que le ravage écologique pourrait être approprié par les différentes familles politiques. Celles-ci seront certainement de plus en plus nombreuses à se pencher sur le sujet, à mesure que la situation continue de s’aggraver.
Plusieurs travaux récents permettent de considérer l’écofascisme comme l’une de ces nouvelles conceptions politiques de l’écologie. Celui-ci ne remplace pas le carbofascisme, c’est-à-dire la défense du mode de vie occidental dopé aux énergies fossiles par l’extrême-droite traditionnelle, mais il s’y ajoute et complexifie le paysage politique. L’écofascisme peut en effet être appréhendé comme le résultat d’un double processus, celui d’écologisation du fascisme d’une part et celui de fascisation de l’écologie d’autre part.
L’émergence de l’écofascisme ne réside pas uniquement dans la seule appropriation de l’enjeu écologique par l’extrême-droite, mais aussi de dynamiques politiques internes au mouvement écologiste lui-même.
Quelle différence entre la fascisation de l’écologie et l’écologisation du fascisme ?
Le processus d’écologisation du fascisme recouvre les appropriations de l’écologie politique par divers idéologues ancrés à l’extrême-droite. Dans le monde francophone, le plus connu est certainement Alain de Benoist, suivi de Pierre Vial et Dominique Venner. Malgré leurs divergences, ces différentes figures intellectuelles sont rassemblées au sein d’une mouvance qui prend le nom de Nouvelle Droite, à partir des années 70. Celle-ci existe également dans le monde germanophone (en Allemagne et en Autriche), mais aussi dans le monde anglophone (principalement aux États-Unis) ou encore aux Pays-Bas.
Toute cette «Nouvelle Droite» n’est pas écologiste, mais c’est en son sein que sont réappropriées une série d’analyses et de propositions politiques issues de la gauche écologiste : le rejet de la société de consommation et l’impérialisme culturel américain sur lequel elle reposerait, la défense du localisme, le rejet du capitalisme libéral au profit d’une forme de décroissance, etc. Bien que les justifications politiques de ces différentes idées issues de la gauche changent complètement, cette réappropriation sème le trouble sur le fond politique des idées écologistes.
Le processus de fascisation de l’écologie concerne plutôt, pour sa part, une série d’ambigüités susceptibles de devenir des pentes glissantes au sein du discours écologiste lui-même, bien que celui-ci se soit le plus souvent autopositionné à gauche de l’échiquier politique.
Certaines positions écologistes présentent parfois quelques similarités avec des positions réactionnaires, à tel point que celles-ci peuvent finir par se confondre. Cette fascisation de l’écologie recouvre ainsi certains registres justifications de la décroissance, alors conçue comme un projet ésotérique de rejet de la modernité plutôt qu’une réappropriation collective des moyens de production afin de ne plus orienter ceux-ci vers la satisfaction du profit capitaliste. Elle recouvre également les discours écologistes autoritaires, quand ceux-ci sont prêts à sacrifier la démocratie pour défendre des mesures écologiques qui ne seraient pas concertées.
Enfin, depuis le début de la pandémie provoquée par le coronavirus, la fascisation de l’écologie s’est largement retrouvée dans les discours covido-négationnistes qui revendiquaient de « vivre avec les virus » ou de ne pas se vacciner, pour des raisons présentées comme écologiques – mais qui étaient, en réalité, validistes.
La présence de telles ambiguïtés dans la parole écologiste ne signifie pas que celles-ci mèneront irrémédiablement, ou systématiquement, vers une forme plus ou moins déclarée d’écofascisme. Elles invitent toutefois à garder une certaine vigilance collective vis-à-vis des discours au sein du camp émancipateur.
Les deux processus d’écologisation du fascisme et de fascisation de l’écologie se répondent, car le second n’est possible qu’à partir de l’amorce du premier. Le mouvement écologiste a toujours compté des réactionnaires en son sein, qu’ils soient racistes ou contre l’avortement par exemple, mais ces profils ne trouvaient, jusque-là, pas de débouché politique. L’écologisation du fascisme participe à la construction idéologique d’une offre politique qui peut séduire ces écologistes réactionnaires en provenance de la gauche.
Comment définir le projet politique porté par l’écofascisme ?
Comme d’autres doctrines écologistes, l’écofascisme revendique un rapport particulier au territoire. Celui-ci repose notamment sur l’idée d’enracinement, conçu comme un lien spirituel et écologique entre un territoire et la communauté humaine qui l’habite. Ces racines supposées ancestrales seraient insécables. Leur rupture entraînerait la mort morale et écologique, aussi bien des communautés que de leur environnement local.
L’enracinement écofasciste repose en effet sur une conception de l’écologie organisée autour de la défense d’équilibres écologiques locaux, entre des groupes humains et leurs milieux jugés « naturels ». Ceux-ci se seraient co-construits sur le temps long, la culture locale ne serait pas seulement le prolongement de son environnement de construction (comme le défendent les doctrines réactionnaires non-écologistes) mais elle en serait l’une des manifestations humaines.
Cette conception de l’écologie territoriale par l’enracinement permet de légitimer le figement des frontières et la fixation des populations humaines sur leur territoire de naissance. Autrement dit, toute forme d’immigration serait fondamentalement néfaste sur le plan écologique. Ce tour de passe-passe idéologique fait ressortir le fond du projet politique de l’écofascisme : celui-ci vise avant tout à garantir les bonnes conditions environnementales de reproduction de la race blanche, de l’identité européenne ou de la civilisation occidentale – selon les différents registres en circulation parmi les fascistes d’aujourd’hui.
La protection de la nature devrait être comprise dans les deux sens du terme, à la fois au sens écologique de la défense de l’intégrité des milieux associant humains et non-humains mais aussi au sens politique de la naturalisation d’un ordre social inégalitaire.
Comment faire faire à l’écofascisme en tant qu’écologistes progressistes ?
Les deux processus d’écologisation du fascisme et de fascisation de l’écologie n’offrent pas les mêmes prises aux écologistes progressistes. Face au premier, iels ne peuvent pas faire grand-chose de plus que ce que les antifascistes font déjà contre l’extrême-droite traditionnelle, car cela ne change finalement rien qu’elle soit écologiste ou non. Cette reconfiguration politique reste ainsi une affaire interne à l’extrême-droite.
Face au second processus de fascisation de l’écologie, les écologistes disposent en revanche de plus larges marges de manœuvre. Iels peuvent en effet s’inscrire dans la dynamique collective, déjà engagée, de clarification du discours écologiste: sur de nombreuses questions, des écologistes progressistes ont tenté d’expliciter leurs désaccords avec des discours écologistes considérés comme alliés.
Depuis plusieurs années, le mouvement francophone pour la décroissance fait ainsi l’objet de (saines) critiques sur le rejet passéiste de la «modernité» qui peut se retrouver en son sein. La polysémie de ce terme peut en effet brouiller les pistes : selon les sensibilités politiques, la «modernité» peut être considérée comme un système d’infrastructures caractéristiques du monde industriel, comme un ensemble de valeurs progressistes voire universalistes, comme un rapport particulier au monde et à la nature, etc.
Plutôt que de s’opposer à de tels signifiants vides, les écologistes progressistes devraient plutôt se recentrer sur la critique des rapports sociaux (capitalistes, raciaux, sexuels) dont la perpétuation se trouve à la source du ravage écologique.
Antoine Dubiau