Peut-on encore qualifier les fascistes de fascistes ?

Ces dernières semaines, deux camarades antiracistes connus, Mamadou Ba au Portugal et Josie Boucher en France, ont été attaqués en justice par des fascistes. Dans les deux cas, la justice a accepté de donner suite à ces plaintes. Rappel des faits et des enjeux avec Ugo Palheta, dont le dernier ouvrage La Nouvelle Internationale fasciste est sorti en septembre.

Mamadou Ba lève le poing lors d'une manifestation antiraciste
Mamadou Ba lors d’une manifestation antiraciste et contre les violences policières, 1er février 2021

Peux-tu nous rappeler la situation de Mamadou Ba à Lisbonne ?

Militant antiraciste de premier plan au Portugal, Mamadou Ba est inculpé pour diffamation et calomnie, à la suite d’une plainte du militant néonazi Mario Machado, pour avoir rappelé que celui-ci était l’une des « principales figures du meurtre d’Alcindo Monteiro » le 11 juin 1995. Ce jour-là, à Lisbonne, Mario Machado et d’autres néonazis, après avoir participé à un dîner pour commémorer le « Jour de la race » (appelé ainsi durant la dictature fasciste de Salazar et devenu depuis le « Jour du Portugal »), allèrent dans le quartier du Bairro Alto et y menèrent une chasse raciste contre les Noirs qu’ils pouvaient y rencontrer. Neuf hommes, tous noirs, furent agressés et durent être transportés à l’hôpital pour des blessures graves. 

Quelques heures plus tard, on retrouva, rue Garrett, le corps sans vie, souffrant de nombreuses lésions traumatiques, d’Alcindo Monteiro, un homme noir de 27 ans originaire du Cap-Vert. Tombé dans un coma profond, il mourut le lendemain. La police arrêta rapidement neuf individus, dont Mario Machado. Celui-ci fut condamné à quatre ans et trois mois de prison pour des agressions, tandis que certains de ses acolytes furent condamnés à des peines plus lourdes (entre 16 et 18 ans) pour le meurtre d’Alcindo Monteiro. 

Le plus grave dans cette affaire, c’est que la justice portugaise ait accepté de donner suite à la plainte de Machado, alors que Mamadou Ba a récemment vu rejetée sa plainte concernant des centaines de menaces reçues via les réseaux sociaux, sort qu’il partage avec nombre de militant·e·s antiracistes en France et ailleurs. 

… et celle de Josie à Perpignan ?

Le cas de Josie Boucher à Perpignan est similaire, au sens où il s’agit pour l’extrême droite de passer par la voie judiciaire pour faire taire une militante antiraciste et anticolonialiste qui est de toutes les luttes dans sa ville (notamment pour l’accueil de migrant·e·s). Le dirigeant du FN/RN Louis Aliot, élu récemment maire de la ville, a déposé plainte pour injure publique contre Josie parce que celle-ci avait déclaré que « les réfugié·e·s ukrainien·ne·s n’ont pas grand-chose à attendre des fascistes », visant Aliot parce que celui-ci menait alors une campagne d’agitation médiatique en faveur de l’accueil de réfugié·e·s ukrainien·ne·s, après avoir fait campagne toute sa vie contre l’immigration, le droit d’asile, etc., y compris tout récemment contre l’accueil de réfugié·e·s afghan·e·s.

Il s’agissait pour lui à l’évidence de faire oublier les liens étroits et durables entre son parti et le pouvoir poutinien en Russie : rappelons que Marine Le Pen avait dû en urgence, en pleine campagne présidentielle, supprimer de son matériel de campagne une photo où on la voyait en compagnie de Vladimir Poutine et qui devait prouver sa stature internationale. Là encore, il est particulièrement frappant de constater que la justice va dans le sens d’Aliot puisque Josie vient d’apprendre sa mise en examen par la vice-présidente chargée de l’instruction au tribunal judiciaire, pour « injure publique envers un corps constitué », en l’occurrence la commune de Perpignan.

Ces deux situations que tu décris relèvent d’une coïncidence ou ces recours à la justice font partie d’une stratégie politique de l’extrême droite européenne ?

Il ne s’agit clairement pas d’une initiative coordonnée mais il est intéressant de noter que l’extrême droite, qui mène une guerre politico-­culturelle dans tous les pays contre le « politiquement correct », répétant sans relâche la fable du « on ne peut plus rien dire » et le mythe de la terrible « cancel culture » qui s’abattrait sur quiconque ne serait pas approuvé·e par la gauche, tente de plus en plus de passer par la justice pour censurer la parole antiraciste et antifasciste [en Suisse aussi ndlr]. Si elle le fait, c’est qu’elle estime avoir quelque chance d’y parvenir, ce qui aurait été impensable il y a 10 ans, ou a fortiori 20 ou 30 ans. 

Cela signale la normalisation de son discours, et notamment la montée – dans une partie croissante des élites politiques et médiatiques – de l’idée que les antiracistes et antifascistes constitueraient, en alliance avec les minorités (les musulman·e·s en particulier), la menace principale pour les sociétés occidentales

Dans cette vision, l’extrême droite ne ferait qu’exprimer – sous des formes un peu trop brutales – une légitime préoccupation pour la sécurité ou la perpétuation de l’identité nationale ou européenne.

D’ailleurs, de plus en plus souvent, des idéologues médiatiques et des personnalités politiques refusent de considérer que les partis de Marine Le Pen ou de Giorgia Meloni, pour ne prendre que ces exemples, appartiendraient à l’extrême droite. Rappeler comme le font Mamadou Ba ou Josie Boucher ce que sont des militants comme Mario Machado ou un parti comme le FN/RN apparaît alors crucial si l’on veut affronter le danger fasciste.

Propos recueillis par la rédaction