OMC, chronique d’une petite enfance troublée

OMC, chronique d’une petite enfance troublée


De Marrakesh à Seattle, l’Organisation Mondiale du Commerce a appris à marcher et à parler fort. Mais elle s’est fait aussi beaucoup d’ennemis


Erik Grobet


Le contraste est saisissant. Le 15 avril 1994, le cycle de l’Uruguay était ponctué par l’Acte final de la Conférence de Marrakech, dans une indifférence relative de l’opinion publique. Le 3 décembre 1999, la Conférence ministérielle de l’OMC quittait Seattle, la queue entre les jambes, après avoir essuyé un humiliant échec. Il aura fallu une première période de quatre années, puis une seconde après la Conférence de Punta del Este de 1986 pour aboutir aux milliers de pages que représentent les accords du GATT et celui instituant l’OMC. Il aura suffit de quatre jours aux opposants dans la rue pour braquer les projecteurs des médias sur la Conférence ministérielle de Seattle et exacerber les contradictions des acteurs impliqués dans les négociations pour le lancement du Millenium Round. Un an après cette débâcle, il semble utile de faire une rétrospective et un bilan afin de pouvoir tirer des perspectives d’action.


Louanges et différences


Lors de la Conférence ministérielle du GATT de Punta del Este, qui a marqué le début du Cycle de l’Uruguay, ainsi que durant les huit années de négociations qui l’ont suivie, la résistance au sein de la société civile a fait preuve d’une passivité qui tranche de manière extraordinaire avec l’intérêt porté aujourd’hui à l’ambassadrice du capitalisme sauvage. A l’époque, la contestation venait essentiellement des agriculteurs, des pêcheurs, des syndicats du textile et des milieux culturels. Chacun avançant en ordre plus ou moins dispersé, cherchant à sauver ce qui pouvaient l’être pour leur communauté d’intérêts.


L’isolement de ces campagnes, le désintérêt marqué des milieux politiques, la méconnaissance des enjeux par l’opinion publique et la faiblesse des mouvements de solidarité internationale, ont permis à l’OMC de naître dans un concert de louanges. Le discours dominant voulait à l’époque que l’élargissement du GATT à des secteurs clés, tels que ceux de l’agriculture, des services et de la propriété intellectuelle, soit le fruit inévitable et surtout enthousiasmant d’une modernité vénérée aveuglément.


Approbation des sociaux-démocrates


Après cinq années d’existence de l’OMC, on se rend compte qu’à l’évidence, le contenu des accords du Cycle de l’Uruguay contenait assez de points inacceptables susceptibles de faire naître une révolte puissante. C’est donc bel et bien dans le manque de clairevoyance politique d’une gauche encore fortement meurtrie par les nombreux revers des années 1980 et les renoncements successifs de la social-démocratie qu’il faut aller chercher l’une des raisons importantes de l’apathie suscitée par la ratification des accords du GATT. Rappelons, qu’il ne s’est trouvé, en décembre 1994, que quelques voix discordantes au sein du groupe parlementaire socialiste de l’Assemblée fédérale, lorsque celui-ci avalisait docilement les accords qui allaient devenir la nouvelle constitution du capitalisme mondial. Ainsi, les oppositions isolées, divisées et corporatistes auxquelles ont été confrontés les Accords du GATT de 1994, n’ont pas permis une remise en cause de l’OMC.Deux concessions ont été cependant arrachées, d’une part, l’exception culturelle et, d’autre part, le renoncement par les Etats-Unis et l’Europe d’inclure les investissements dans le paquet d’accords, après les oppositions fermes des pays du Sud.


Dérégulation et régression sociale


Le temps aura toutefois rapidement donné raison aux quelques voix qui s’élevaient, dans un silence troublant, pour remettre en cause l’ensemble des accords du Cycle de l’Uruguay. Outre la question agricole, la libéralisation des marchés des services était probablement une des innovations de l’Accord final, dont les conséquences allaient être les plus lourdes. Par la remise en cause des réglementations nationales, le but recherché, et obtenu, était d’internationaliser et de réduire de manière drastique les coûts dans des secteurs tels que les télécommunications, les services financiers et l’informatique. C’est ainsi qu’ont été planifiés à l’échelle mondiale l’ensemble des privatisations des services nationaux de télécommunications. Le précédent créé par la ratification de l’Accord final a engendré un vaste sentiment d’impuissance et, si l’on se réfère au débat sur la question, les suisses, les syndicalistes et autres mouvements de la gauche dite «consensuelle» qui ont accepté l’ouverture des Télécom aux capitaux privés l’ont précisément fait sous la pression de cette libéralisation du marché mondial.


Enfin, sous le terme de «propriété intellectuelle» se cachait toute la question des brevets, notamment sur des organismes vivants génétiquement modifiés. Les négociations sur les TRIPs1 ont été l’occasion pour les pays industrialisés d’établir de nouvelles règles internationales visant à protéger les revenus rentiers monopolistiques des sociétés transnationales, tout en empêchant l’accès des pays du Tiers-Monde au savoir et à l’innovation technologique.


Les brevets ont également servi au pillage des ressources des pays du Sud où plus de 80% de ceux-ci sont détenus par des étrangers, principalement par des transnationales américaines, anglaises, allemandes, françaises et suisses. Ce pillage s’illustre encore plus clairement par le fait que 95% de ces brevets n’ont jamais servi à aucun processus de production dans les pays où ils ont été acquis. La grande diversité biologique du Sud, découverte, modifiée ou adaptée, est donc en train de devenir, à grand pas et grâce à l’aide de l’OMC, la «propriété intellectuelle» d’intérêts privés. Enfin, les brevets sur les semences sont une institutionnalisation de la domination perverse des transnationales de l’agroalimentaire sur les paysans.


De l’échec de l’AMI à Seattle


Heureusement, depuis la «découverte» en 1997 du projet d’Accord Multilatéral sur l’Investissement, discuté dans l’ombre au sein de l’OCDE, de nombreuses organisations non gouvernementales, auxquelles se sont progressivement ralliés syndicats et mouvements politiques à la gauche de la social-démocratie, ont dénoncé les attaques menées par les technocrates de Paris, Genève et Washington. Rapidement, l’opinion publique, de moins en moins crédule face aux discours faussement rassurants des médias et de la bourgeoisie libérale, a été sensible à l’appel à la vigilance et à la résistance issu de cette nouvelle constellation internationale de mouvements qui prenait forme pour s’opposer à la mondialisation néolibérale. Après avoir obtenu l’arrêt des négociations sur l’AMI, ces mobilisations ont exigé des comptes aux gouvernements et aux parlements, incitant un nombre croissant d’élu-e-s à ne plus se soumettre à la prétendue fatalité de la modernité. Le point culminant de ces résistances a été l’échec de la troisième Conférence ministérielle de l’OMC qui s’est tenue du 30 novembre au 3 décembre 1999 à Seattle, aux Etats-Unis, et qui devait lancer un nouveau cycle de négociation : le Millenium Round.


Cet échec ne peut et ne doit être crédité uniquement à l’opposition manifestée au sein de la société civile. Toutefois, il semble clair que le mouvement qui n’a cessé de prendre de l’ampleur depuis 1997, a permis d’exacerber les nombreuses divergences existantes entre les Etats membres de l’OMC. Le conflit le plus profond a été celui relatif à l’accord sur l’agriculture. D’un côté, il y avait le Groupe dit de CAIRNS, dont font partie les principaux pays exportateurs agricoles, à l’instar de l’Argentine, de l’Australie et du Brésil, allié aux Etats-Unis, et de l’autre, l’Union Européenne, le Japon et la Suisse notamment.


Le groupe de CAIRNS défendait une libéralisation poussée du secteur, ne distinguant pas les produits agricoles des autres marchandises. L’UE, la Suisse et le Japon, y opposaient la multifonctionalité de l’agriculture qui n’a pas pour seule fonction de produire des marchandises à échanger sur un marché en concurrence, mais contribue également, à la protection de l’environnement, à la diversité biologique, à la souveraineté et à la sécurité alimentaire ainsi qu’à l’aménagement du territoire. C’est au nom de ce principe que sont défendues les aides directes aux paysannes et paysans. Malgré une tentative de M. George Yeo, Ministre de Singapour, d’obtenir un consensus ne mentionnant pas la multifonctionnalité de l’agriculture, mais y reconnaissant des «préoccupations non commerciales», les Etats-Unis ont exigé jusqu’au bout que l’agriculture soit sujette aux même règles que les autres secteurs.


Le Sud se rebiffe


Un autre conflit est apparu, opposant les pays développés aux pays en voie de développement et aux pays les moins avancés. Ces derniers refusaient l’introduction de clauses sociales ou environnementales à l’OMC, y voyant des mesures protectionnistes déguisées au bénéfice des pays développés. Ce conflit n’est pas récent, il avait notamment été au centre des discussions de la première Conférence ministérielle qui s’est tenue à Singapour du 9 au 13 décembre 1996.


Plus de transparence


Enfin, une autre dispute a éclaté à Seattle, relative à l’organisation des discussions lors de la Conférence ministérielle. Sir Shridath Ramphal, ancien Ministre de la Guyane et représentant de la Communauté des Caraïbes, a fortement critiqué le manque de transparence dans le processus de négociation. Plusieurs réactions exaspérées de représentants de pays en développement ou de pays les moins avancés, ont dénoncé au cours de la Conférence ministérielle les discussions opaques, quasi-secrètes, et leur mise à l’écart de débats importants.


L’OUA a probablement été la plus dure en annonçant qu’elle bloquerait tout consensus si les pays africains n’étaient pas mieux intégrés aux discussions. Ces réactions n’ayant pas été entendues, les PVD et les PMA ont donné le coup de grâce aux négociations, qui n’auraient de toute façon vraisemblablement pas abouti.


La transparence est devenue, à Seattle, un point important de discussion au sein de l’OMC. Ainsi, malgré la riposte de Charlene Barshefsky, présidente du group of the whole supervisant les négociations, qui a affirmé, la bouche en cœur, que le processus de négociation avait été ouvert et transparent comme jamais dans l’histoire du GATT et de l’OMC, les critiques ont continué à fuser et Pascal Lamy, Commissaire européen en charge du commerce, a estimé que la question de la transparence et de la participation interne devait faire l’objet d’une Conférence ministérielle à part entière.


Bilans discordants


Le bilan de la Conférence ministérielle de Seattle est contrasté. En effet, alors que tous les représentants ont dit regretter cet échec, il s’avère qu’il n’est pas si mauvais pour certains d’entre eux. Les grands perdants sont probablement l’UE, le Japon et la Suisse qui s’étaient fortement engagés pour l’ouverture d’un cycle de négociation très large. De leur côté, si les Etats-Unis et le groupe de CAIRNS, se sont également déclaré déçus par le fait qu’un nouveau cycle de négociation n’ait pas été lancé, ils sortent tout de même indirectement victorieux, puisque les discussions sur l’agriculture et les services devaient de toute manière avoir lieu dès le 1er janvier 20002 . Les PVD et les PMA tirent un bilan mitigé. D’un côté, l’OMC n’a pas étendu son domaine d’action, mais d’un autre côté tout reste à faire quant à leur pleine et libre participation aux processus décisionnels. Par ailleurs, bon nombre d’exceptions, dont ils bénéficiaient, sont arrivées à échéance au 1er janvier 2000 sans que ne soit programmée aucune discussion sur leur situation et sur l’éventuelle nécessité de prolonger un certain nombre de ces exceptions.


Enfin, le bilan à tirer pour les opposant-e-s mobilisé-e-s est globalement positif. On a pu constater, non seulement le maintien, mais le renforcement important du mouvement de résistance qui s’était mis en place contre le projet d’Accord multilatéral sur l’investissement. Il est indéniable que cette pression populaire à participé à cristalliser les débats et a empêché les ministres de lâcher du lest, notamment sur la question agricole. Toutefois, malgré l’échec de Seattle, la revendication de moratoire et de bilan n’a pas été entendue. Il est donc aujourd’hui essentiel de continuer notre lutte et de rester extrêmement vigilant sur ce qui se passe au sein du Conseil général de l’OMC et des différentes Commissions.


On sait d’ores et déjà que les discussions portent notamment sur la libéralisation des domaines de la santé, de l’éducation, de l’environnement, de la culture, des transports et de la poste, en les intégrants dans l’Accord Général sur le Commerce des Services3 . Il est donc temps, sans plus attendre, de demander des comptes à notre gouvernement sur ses positions relatives aux débats en cours à l’OMC4 . Par ailleurs, nous allons vraisemblablement devoir organiser une forte mobilisation d’ici une année, au moment où devrait se tenir la prochaine Conférence ministérielle de l’OMC. L’état des divergences au sein de l’OMC part à nouveau donner un écho considérable à la mobilisation des opposant-e-s, à condition que nous soyons capables, d’une façon la plus large et unitaire possible, de répéter «l’exploit de Seattle».



  1. De l’anglais Trade-related intellectual property rights, ADPIC en français.
  2. Vous trouverez sur notre site www.solidarites.ch l’ensemble des négociations qui doivent avoir lieu selon les dispositions légales prévues dans les accords du Cycle de l’Uruguay
  3. Susan George et d’ Ellen Gould, le Monde Di-plomatique de juillet 2000 http://www.monde-diplomatique.fr-/2000/07/GEORGE/10000.html
  4. Egalement sur notre site la question déposée à Berne à l’adresse du Conseil Fédéral par Christian Grobet