Le contrôle des migrant-e-s: un auto-goal pour les salarié-e-s


Le contrôle des migrant-e-s : un auto-goal pour les salarié-e-s


Du pillage légal des cerveaux à la traite des sans papiers. Comment le contrôle des migrant-e-s devient une machine de guerre contre les travailleurs/euses.


Jean Batou


Jusque dans les années 60, les Etats-Unis ont appliqué des quotas d’immigration par région, identiques à ceux des années 20, époque où les immigrants non-occidentaux étaient encore peu nombreux. Aux temps des grandes mobilisations pour les droits civiques, en 1965, cette discrimination raciale implicite a été remise en cause partiellement par la loi, en privilégiant les candidat-e-s ayant de la famille aux Etats-Unis. En 30 ans, des années 50 aux années 80, la proportion des immigrant-e-s du tiers-monde est ainsi passée de 12% à 88%.1 Dans la même période, le Canada et l’Australie ont connu des évolutions parallèles aussi spectaculaires.


En même temps, les pays «importateurs» du Nord mettent en place des politiques destinées à favoriser l’immigration de salarié-e-s qualifié-e-s. Par exemple, le Canada a développé un système de points pour encourager une immigration «de qualité».2 On a pu calculer que les Etats-Unis prélevaient ainsi chaque année près de 100’000 émigrants très qualifiés aux «pays en développement», ce qui représente un gain de l’ordre de 650 millions $ (coûts de formation), aux dépens des pays «exportateurs» du Sud.3 C’est pourquoi Bill Gates a protesté bruyamment, lorsque l’administration Clinton a suggéré de freiner l’immigration de travailleurs qualifiés. Dans le même sens, de 1960 à 1987, l’Afrique a été privée de 30% de sa main-d’œuvre hautement qualifiée, essentiellement au profit de l’Union Européenne.4 Le Ghana a perdu le 60% de ses médecins…


Immigrés sans papiers, immigrés légaux


Selon les estimations disponibles, les Etats-Unis comptent aujourd’hui quelque 3,8 millions d’immigrés légaux contre plus de 5 millions de sans papiers, dont plus de la moitié d’origine mexicaine. Ceci est vrai des 700 000 travailleurs de la terre, immigrés en Californie, que la police tolère ouvertement. Le secteur de la confection emploie plus de 70% de femmes, en majorité immigrées, souvent clandestines, réduites parfois à des conditions proches de l’esclavage : 17 heures par jour, 7 jours par semaine pour 1,6 $ de l’heure (The Economist, 1995).
Singapour recense 350 000 immigrés (21% de sa population active). Ce pays est connu pour un système de contrôle légal extrêmement restrictif. Les employeurs doivent s’acquitter d’une taxe de 312 $ par mois pour l’embauche d’immigrés non qualifiés. Ils encourent de très lourdes sanctions (les salariés aussi) pour l’engagement de sans papiers. Pourtant, le nombre de clandestins ne cesse d’augmenter.5 A Buenos Aires, plusieurs dizaines de milliers de clandestins boliviens et paraguayens travaillent 60 heures par semaine dans des ateliers textiles coréens pour 300 $ par mois.6 A la frontière, ils doivent montrer patte blanche, soit 1500 $ ; des compagnies de bus les leur prêtent pour quelques minutes, moyennant un «intérêt» de 10%.


Moscou dispose aujourd’hui de 60 000 travailleurs immigrés légaux, mais peut-être de 400 000 sans papiers.7 A Vienne, on estime à 300 000, le nombre de travailleurs/euses qui «passent à l’Ouest», chaque année, en contrebande. Il en coûte 500 à 5000 $ par personne, générant un revenu de l’ordre de 1,1 milliard de dollars pour les trafiquants. Depuis l’Albanie, près de 50 000 migrants traversent chaque année l’Adriatique en canaux à moteur.


Le marché florissant de la traite


La frontière orientale de l’Afrique du Sud est «protégée» par une barrière à haute tension. Lors d’une démonstration, un clandestin a pu franchir cette clôture de 2,5 m. de haut, surplombée de trois rouleaux de fil de fer barbelé, en 1 minute et 17 secondes, à l’aide de bâtons en forme de fourche. Les candidats à l’immigration ne sont sans doute pas tous aussi habiles, pourtant la police des frontières estime pouvoir n’en intercepter qu’un sur quatre. Au nord du continent, le transit clandestin de 15 kilomètres de Tanger à Tarifa, se paie 600 $.
Les voyages au long cours coûtent beaucoup plus cher et peuvent représenter plusieurs années de travail. Ainsi, des clandestins chinois aux Etats-Unis avaient déboursé chacun 28 000 $ pour un dangereux périple via Moscou, La Havane, Managua, Guatemala City et Mexico…8 Globalement, cette nouvelle traite d’esclaves rapporterait 5 à 7 milliards de dollars par an.9 Elle a suscité le développement d’une véritable industrie des faux documents (passeports et contrats de travail), à Bangkok pour l’Asie, qui emploie des techniques très modernes.
Il existe aussi des réseaux de placement privés tout à fait légaux, en contact direct avec de gros employeurs étrangers, qui organisent le départ des candidat-e-s à l’émigration. Au Bangladesh, il peut en coûter 2000 $ pour travailler en Arabie Saoudite, soit 80% du revenu annuel escompté. En Ukraine, des émigrants ont abandonné la moitié de leur salaire de 2,5 $ de l’heure au bureau de recrutement pour un emploi en Tchécoslovaquie.


Immigration, salaires et chômage


Les deux principaux types d’arguments développés au sein du mouvement des salarié-e-s pour justifier une politique restrictive à l’égard du travail immigré tournent autour de la défense de l’emploi et des salaires. Pourtant, une série d’études récentes ont montré que l’apparent bon sens de telles préoccupations repose souvent sur des anticipations erronées.
Entre les deux périodes 1984-89/1990-95, l’OCDE a établi qu’il n’y avait aucune corrélation significative entre la variation de la population étrangère et celle du taux de chômage aux Etats-Unis, en Allemagne, au Japon, en Suisse, en France, au Royaume-Uni, en Norvège et au Luxembourg.10 Aux Etats-Unis, on a pu évaluer que l’arrivée de 4 nouveaux actifs dans une région permettait de créer 5 postes de travail (les leurs + 1). Prenons le cas de flux soudains et massifs, comme l’arrivée de 125 000 immigrants cubains, en avril 1980, à Miami, qui a accru le volume de la force de travail disponible dans la région de 7%, elle n’a eu aucun effet observable sur l’emploi et les salaires moyens, même sur ceux des catégories les plus défavorisées. De même, le retour de 600 000 Portugais d’Afrique, dans les années 70, a accru la population active de 10% en trois ans, sans incidence significative sur l’emploi et les salaires.


On admet cependant généralement que l’arrivée massive de nouveaux migrants, sans papiers en particulier, peut provoquer un tassement des bas salaires, souvent au détriment de la précédente vague de migrants, tout en favorisant des hausses de revenus pour les catégories moyennes (ascension sociale induite, demande supplémentaire de biens et services, etc.). En période de dérégulation du travail, l’immigration – en particulier clandestine – est utilisée comme laboratoire de la précarisation. Ainsi, une enquête effectuée auprès de 84 patrons hollandais révèle que les trois principaux motifs d’embauche de sans papiers sont le niveau des salaires, la flexibilité des horaires et les mauvaises conditions de travail. Comme l’avouait récemment un employeur américain, l’avantage des clandestins c’est «qu’ils n’ont pas de famille, pas de hobby, et qu’ils peuvent travailler tout le week-end».



  1. P. Stalker, op. cit., pp. 26.
  2. Citizenship and Immigration Canada. 1997. «Staying the Course : Annual Immigration Plan» (www.cicnet.ci.gc.ca/english/pub/anrep97e.html).
  3. K. Griffin et T. McKinley, «A New Framework for Development Cooperation», Human Development Report Office, Occasional Papers, n° 11, New York, 1994.
  4. A. Adepojou, «Migrations in Africa : An Overview», in : J. Baker et T. Aina (éd.), The Migration Experience in Africa, Uppsala, Nordisk Afrikainstitutet, 1995.
  5. D. Wong, «Transience and Settlement : Singapore’s Foreign Labor Policy», Asian and Pacific Migration Journal, 6, n° 2, 1997.
  6. P. Stalker, op. cit., p. 47.
  7. P. Stalker, op. cit., p. 32.
  8. P. Stalker, op. cit., p. 103.
  9. J. Widgren, «International Response to Trafficking in Migrants and the Safeguarding of Migrant Rights», Paper Presented at the 11th iom Seminar on Migration, Genève, 1994.
  10. SOPEMI (Système d’observation permanente des migrations), OCDE, Trends in International Migrations, Paris, 1997.