L’homosexualité entre-deux-guerres: de la libération à la répression

L’homosexualité entre-deux-guerres


De la libération à la répression



L’ouvrage de Florence Tamagne est la version abrégée de sa thèse de doctorat Recherche sur l’homosexualité dans la France, l’Angleterre et l’Allemagne à partir de sources partisanes, policières, judiciaires, médicales et littéraires (1997). Par la diversité des sources utilisées, ce livre offre un ensemble de repères essentiels sur l’homosexualité durant l’entre-deux-guerres en Angleterre, en Allemagne et en France.



Au lendemain de la guerre, Berlin s’affirme comme la capitale de l’homosexualité, en dépit de l’existence de mesures pénales de répression. En plus de ses bars, de ses clubs, de ses lieux de rencontre et de ses publications, Berlin voit augmenter la prostitution masculine, essentiellement d’origine ouvrière, de plus de 60% par rapport à l’avant-guerre. En comparaison, la scène britannique fait pâle figure en raison de la fréquence des contrôles de police1. Concentrée pour l’essentiel dans les quartiers obscurs de Londres et les ports, la vie homosexuelle y reste essentiellement nocturne et discrète, avec une primeur de la prostitution militaire. Paris détient par contre une position privilégiée, car l’absence de répression a permis l’ouverture de nombreux établissements homosexuels et lesbiens, essentiellement à Montmartre, Pigalle et Montparnasse. En revanche, on n’y trouve quasi aucun lieu de réunion, malgré le foisonnement des lieux de drague et de prostitution.


Le tournant de 1914-1918



Précédant ces années de «libération homosexuelle», tant pour les hommes que pour les femmes des trois capitales, la Première guerre mondiale constitue un choc majeur. Elle semble permettre l’épanouissement d’amitiés homosexuelles et modifie la perception de l’homosexuel comme efféminé et maniéré. La guerre offre aussi des perspectives aux lesbiennes dans les services d’appoint. En réaction face à l’horreur de la guerre, l’Allemagne de Weimar voit se dégager un culte du corps fortement «homoérotique». La période2 1869-1919 constitue une autre référence pour les Années Folles, puisqu’elle a été marquée par l’apparition de mouvements aristocrates et grands bourgeois ouvertement homosexuels comme le cercle de Bloomsbury à Londres et les cercles de lesbiennes de Paris. D’autre part, cette période est celle du développement des théories médico-légales sur l’homosexualité et connaît plusieurs procès spectaculaires3.



Le cas de l’Allemagne est particulier. Dès la fin du XIXe siècle, on assiste à l’essor d’une forte communauté homosexuelle représentée par différents mouvements tant masculins que féminins. Disparaissant pendant la guerre, ces mouvements d’entraide et de lutte contre la répression pénale (le fameux §175)4 connaissent un fort développement dans les années vingt. Mais les oppositions empêchent la création d’un mouvement homosexuel puissant et uni. En comparaison, les mouvements homosexuels ne prennent pas corps en France, en partie à cause de l’absence de loi répressive, mais aussi en raison de l’individualisme des homosexuels français. Le militantisme anglais demeure encore plus faible et peu visible. L’auteure révèle par contre la propagation d’un culte de l’homosexualité dans les classes supérieures britanniques, notamment parmi les intellectuels, au sein des public schools. Concentrant les jeunes gens et jeunes filles pendant six ans dans des internats, ces institutions banalisent les relations homosexuelles à l’adolescence. Cependant, cette référence commune est occultée et ne participe à aucune dépénalisation de l’homosexualité en Angleterre.


La «libéralisation» des années folles


Les confessions d’homosexuels (des hommes avant tout) abondent dans les œuvres littéraires de cette période, qui donnent une image positive de leurs amours5. En parallèle, l’homosexualité devint un moyen de bousculer les opinions respectables et l’establishment; il fait alors bon ménage avec le pacifisme et/ou l’engagement au parti communiste et dans les partis de gauche6. L’auteure lie ces engagements politiques à une attirance pour les jeunes gens des milieux ouvriers et une connaissance concrète de leurs difficultés. Cependant, le soutien des partis de gauche s’est montré ambivalent, notamment en Allemagne: le SPD et le KPD soutenaient l’abolition du §175 mais, en même temps, lançaient des campagnes homophobes pour mettre en cause la bourgeoisie et leurs opposants politiques. Bien que l’homosexualité soit devenue un sujet à la mode pour les écrivains, artistes et caricaturistes, qui font de l’homosexuel et de la lesbienne, excentriques et décadents, l’un des symboles des années folles, les tendances lourdes montrent le maintien de préjugés défavorables, que ce soit du fait des Eglises, des pouvoirs publics ou de l’opinion populaire. Dans le quotidien, les homosexuels se confrontent cependant moins à des manifestations hostiles dans les capitales. Paradoxalement, on assiste à une croissance des arrestations et condamnations liées à l’homosexualité, et ceci durant toute la période, en Allemagne et en Angleterre. En France, derrière l’impunité théorique se développe une pratique de fichage policier et de surveillance judiciaire dans le cadre des outrages aux bonnes mœurs.


La répression hitlérienne



La crise des années trente va renforcer ces discriminations et pénalisations. En France, la routine du fichage est systématisée jusqu’à la guerre et en Angleterre la répression s’accroît. En Allemagne, l’arrivée au pouvoir d’Hitler a réduit à néant en moins de six mois la scène homosexuelle par la fermeture des bars et la destruction des associations. L’élimination de Röhm en juin 1934 sert de prétexte à la centralisation de la répression, et sous l’impulsion d’Himmler, un Bureau central du Reich pour la lutte contre l’homosexualité est créé. Il recense en particulier toute personne occupant une position de pouvoir au sein du parti et qui organise des épurations au sein de la SS et de la Jeunesse Hitlérienne. L’homosexuel «banal» reste du ressort des polices locales. En outre, la législation est renforcée en 1935, et une brusque accélération de la répression peut être observée jusqu’en 19397.



Tous les homosexuels n’étaient pas considérés de la même façon. Ne devaient être éliminés définitivement que les «irréductibles». Pour ceux dont l’homosexualité était considérée comme acquise, la «rééducation» en camp de concentration était envisagée avec parfois des moyens de guérison allant de la psychanalyse à la castration. Dans les camps, le statut de Triangle rose leur valait des conditions de détention inhumaines, empêchant tout développement de solidarité. La plupart des homosexuels de Buchenwald ont été castrés. D’autres ont servi à des expériences médicales. Comme il ne s’agissait pas de mesures officielles, il est difficile de déterminer le nombre exact des internés, de même que la durée moyenne de leur internement. F. Tamagne donne pour estimation entre 5000 et 15000 homosexuels déportés dans les camps et environ 50000 exécutés sur les 100000 fichés par la centrale du Reich pour la lutte contre l’homosexualité8. Le nombre d’homosexuels ayant subit une castration entre 1935 et 1945 reste inconnu.



La Seconde guerre mondiale, puis la Guerre Froide, vont cristalliser les discriminations et mettre les homosexuel(le)s «dans le placard», dans ce silence par lequel les victimes du nazisme, mais aussi la «libéralisation» des années folles, ont été effacées de l’Histoire. Ce livre est donc l’occasion de restituer un morceau de la «mémoire collective».



Thierry Delessert


* Florence Tamagne, Histoire de l’homosexualité en Europe – Berlin, Londres, Paris, 1919 – 1939, Paris: Seuil, 2000, 692 pages avec index.



  1. Deux ans de prison maximum, y compris sur les actes privés, ce qui encourageait le chantage.

  2. Le terme «homosexuel» est apparu en Europe au XIXe siècle. Il semble avoir été inventé par le juriste Hongrois Karolay Maria Kertbeny, en 1869, avant d’être diffusé par les études médico-légales. De la fin du XIXe siècle à la Seconde guerre mondiale, ce terme est surtout employé pour les hommes par les médecins, qui revendiquent un regard «objectif» sur le phénomène. Il reste encore concurrencé par les termes «inverti» ou «uraniste».

  3. Oscar Wilde en 1895 en Angleterre et prince Philipp von Eulenburg en 1907 en Allemagne.

  4. §175 du code pénal qui punissait les «actes indécents» entre hommes d’un maximum de cinq ans de prison pour des actes «analogues au coït».

  5. Maurice Sachs, Thomas et Klaus Mann, André Gide, Radclyffe Hall, Nathalie Barnet, Colette, Virginia Woolf notamment.

  6. L’URSS représentait un modèle de référence suite à la décriminalisation de l’homosexualité en 1918 par la Russie bolchevique. La désillusion a été grande en 1934, lorsque Staline a décrété que l’homosexualité était une «perversion fasciste» et un crime.

  7. Initialement envisagée, la pénalisation du lesbianisme n’a pas été adoptée.

  8. La population homosexuelle allemande était estimée à 1,5 – 2 millions d’individus avant-guerre.