Le capitalisme toxique

Le capitalisme toxique

par Michel Husson

Cet article est à paraître dans Inprecor. Michel Husson est un
économiste critique, membre du conseil scientifique d’Attac-France.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont:

Critique de la marchandisation, La Découverte (à paraître);
Un Pur capitalisme, Page deux, 2008;
Travail flexible, salariés jetables, La Découverte, 2006;
Les Casseurs de l’Etat social, La Découverte, 2003;
Le Grand bluff capitaliste, La Dispute, 2001.
La
crise à laquel-le on assiste aujourd’hui ébranle
les fondements mêmes du capitalisme néolibéral.
Elle se développe à une vitesse
accélérée, et personne n’est en mesure de
dire où elle conduit. Cet article n’a pas pour fonction de
suivre pas à pas son déroulement, car il risquerait
d’être dépassé au moment de sa parution.
1
Il voudrait plutôt proposer quelques clés
d’interprétation et montrer quels sont les enjeux sociaux
de cette crise.

La mécanique de la crise financière

La complexité de la crise financière donne un peu le
vertige, mais il est quand même possible de dégager ses
principaux mécanismes.2 Le point de départ est
l’existence d’une masse considérable de capitaux
«libres» à la recherche d’une
rentabilité maximale. Périodiquement, ces capitaux
découvrent un nouveau filon et déclenchent un emballement
qui s’alimente de «prophéties
autoréalisatrices»: en se précipitant sur ce qui
semble le plus rentable, on en fait monter le coût et on confirme
ainsi l’optimisme de départ. Les avertissements de ceux
qui expliquent que la Bourse ou le marché hypothécaire ne
peuvent monter jusqu’au ciel sont tournés en ridicule,
puisque ça marche.

Rappelons ces principaux épisodes: krach boursier de 1987, suivi
d’un autre en 1990 précédant la première
intervention en Irak. A partir du milieu des années 1995,
commence la période dite de la «nouvelle
économie» qui s’accompagne d’une croissance
délirante de la Bourse. Les crises en Asie du Sud-Est et en
Russie – et la faillite de LTCM3 aux Etats-Unis – ne
dégonflent que provisoirement la bulle en 1998, et c’est
au début de l’année 2000 que celle-ci éclate
violemment. La fuite en avant recommence deux ans plus tard et conduit
finalement à la crise des subprime en juillet 2007.

Pour que la bulle puisse prendre son essor, les capitaux disponibles ne
suffisent pas; il faut aussi que la réglementation n’y
fasse pas obstacle. Or, elle a été tournée par des
décisions d’ordre politique et par la mise en oeuvre
d’innovations financières sophistiquées et de
pratiques de plus en plus opaques. On peut citer l’effet de
levier qui permet de démultiplier la somme dont une institution
financière dispose initialement. Les produits
dérivés permettent des opérations
compliquées d’achat et de vente à terme. Les
banques peuvent se débarrasser de leurs créances
douteuses en les plaçant avec d’autres dans une sorte de
pochette-surprise qui peut ensuite être vendue sous forme de
titre (d’où le terme de titrisation). Le risque
attaché aux différentes créances se met à
circuler et ne fait plus partie du bilan, échappant ainsi aux
règles prudentielles qui imposent une certaine proportion de
fonds propres.

La crise des subprime a éclaté sur un segment
relativement étroit, celui des prêts consentis à
des ménages pauvres et garantis par la maison qu’ils
achetaient. Ces contrats étaient de véritables
escroqueries puisque les banques savaient pertinemment qu’ils ne
seraient pas remboursés. Mais la titrisation permettait de
s’en débarrasser. Le retournement du marché
immobilier a coïncidé avec les premières faillites
de ménages: la vente des maisons sur lesquelles étaient
gagées ces créances pourries n’était plus
possible, ou à un prix qui ne couvrait plus le crédit
initial. La crise immobilière a déclenché une
réaction en chaîne: les banques ont découvert leurs
pertes l’une après l’autre, ont été
progressivement dans l’incapacité d’obtenir de
nouvelles sources de financement pour couvrir ces pertes. Pour enrayer
une série de faillites en cascade, les Banques centrales et les
gouvernements ont injecté de l’argent ou
«nationalisé» une partie des banques.

La base économique de la financiarisation

Les bulles financières ne reposent pas seulement sur les
illusions de spéculateurs cupides. Elles sont nourries par la
création permanente de capitaux libres. La première
source est la croissance tendancielle du profit non accumulé qui
résulte elle-même d’un double mouvement: d’une
part, le recul généralisé des salaires4
et, d’autre part la stagnation, voire le recul, du taux
d’accumulation en dépit du rétablissement du taux
de profit. Le graphique 1
montre que le taux de profit et le taux d’accumulation
évoluaient parallèlement jusqu’au début des
années 1980, puis se sont mis à diverger
considérablement. La zone grisée permet de mesurer
l’augmentation de la fraction non accumulée de la
plus-value.
 
Cette configuration inédite pose a priori un problème de
réalisation: si la part des salaires baisse et si
l’investissement stagne, qui va acheter la production? Autrement
dit quels sont les schémas de reproduction compatibles avec ce
nouveau modèle? Il n’y a qu’une réponse
possible: la consommation issue de revenus non salariaux doit compenser
la stagnation de la consommation salariale. Et c’est bien ce qui
se passe comme le montre le graphique 2.

De manière stylisée, on peut ainsi résumer les
évolutions: aux Etats-Unis, la part des salaires reste
relativement constante, mais la consommation des ménages
augmente beaucoup plus vite que le PIB. En Europe, c’est la part
de la consommation dans le PIB qui reste à peu près
constante, malgré le recul marqué de la part salariale.
Dans les deux cas, l’écart se creuse entre part des
salaires et part de la consommation (zones grisées), de
manière à compenser l’écart entre profit et
accumulation. La finance est ce qui sert à réaliser cette
compensation, et elle emprunte trois voies principales. La
première est la consommation des rentiers: une partie de la
plus-value non accumulée est distribuée aux
détenteurs de revenus financiers qui la consomment. C’est
un point important: la reproduction n’est possible que si la
consommation des rentiers vient épauler celle des
salarié-e-s afin de fournir des débouchés
suffisants et la montée des inégalités est donc
consubstantielle à ce modèle.

La seconde intervention de la finance consiste à introduire un
certain brouillage entre salaires et rentes: une partie croissante du
revenu des salarié-e-s prend la forme de
rémunérations financières qui peuvent être
analysées comme une distribution de plus-value plutôt que
comme un véritable salaire. Enfin, et c’est surtout vrai
aux Etats-Unis, la finance permet le développement exponentiel
de l’endettement des ménages dont la consommation
augmente, non pas en raison d’une progression des salaires, mais
par baisse du taux d’épargne.5

La finance n’est donc pas un parasite sur un corps sain.
Elle se nourrit du profit non investi, mais, avec le temps, elle
acquiert un degré d’autonomie qui renforce ce
mécanisme. Les capitaux libres circulent à la recherche
d’une rentabilité maximale (la fameuse norme de 15%) et
ils réussissent, au moins temporairement, à
l’obtenir sur certains segments. Les banques elles-mêmes
captent une partie croissante des profits. Cette concurrence pour un
rendement maximal élève la norme de rentabilité et
raréfie un peu plus les lieux d’investissement
jugés rentables, dégageant ainsi de nouveaux capitaux
libres qui vont à leur tour partir à la recherche
d’une hyperrentabilité financière. Ce cercle
vicieux repose encore une fois sur une répartition des revenus
défavorable aux travailleurs-euses et à la reconnaissance
de leurs besoins sociaux.

La transmission à l’économie réelle

En 1987, le krach boursier avait conduit la plupart des
économistes à prévoir un ralentissement brutal de
l’économie mondiale. C’est l’inverse qui
s’est passé: à partir de 1988, les pays
développés ont connu un cycle de croissance très
dynamique. La crise boursière ne s’était donc pas
transmise à l’économie réelle et, au
contraire, elle avait servi de purge et permis de remettre les
compteurs à zéro. C’est après tout une
fonction classique des crises que d’apurer les comptes et
d’éliminer les canards boiteux. Quelques années
plus tard, une crise immobilière et hypothécaire de
grande ampleur est venue frapper le Japon, présenté
à l’époque comme la puissance montante à
l’assaut des marchés mondiaux. S’ouvre alors une
décennie de croissance à peu près nulle, dont
l’économie japonaise a eu du mal à sortir.

La finance est donc plus ou moins autonome selon les lieux et les
époques et il faut se poser aujourd’hui la question de
savoir si la crise financière va se communiquer à
l’économie réelle. Une première thèse
consiste à dire que le ralentissement actuel ne s’explique
pas principalement par la crise financière, mais par
d’autres facteurs: hausse du prix du pétrole et des
matières premières, politiques monétaire et
budgétaire inadéquates en Europe, concurrence des pays
émergents, etc. En tant que telle, la crise financière
concernerait avant tout les Etats-Unis et aurait relativement peu
d’effet sur la conjoncture mondiale. La demande des pays
émergents serait là pour prendre le relais des
Etats-Unis, selon la thèse dite du découplage.
L’intervention des banques centrales et des Etats permettrait
d’éviter un enchaînement semblable à celui de
la grande crise de 1929 et d’étaler dans le temps les
pertes des banques. Bref, la sphère financière et la
sphère économique seraient relativement
compartimentées.

Cette analyse s’appuie sur des réalités
indéniables, mais n’en tire pas les conséquences
qui vont à l’encontre de son relatif optimisme. Il est
vrai que la crise combine plusieurs dimensions, et notamment la hausse
du prix du pétrole et des matières premières. Mais
ces différents aspects font système et renvoient au fond
à une origine commune, qui est l’organisation actuelle de
l’économie mondiale. C’est ne rien comprendre
à la crise actuelle que de penser qu’on peut la
découper en compartiments étanches. Cette
simultanéité va au contraire renforcer la transmission de
la crise financière à l’économie
réelle. Elle va emprunter six canaux principaux, dont
l’importance relative peut varier d’un pays à
l’autre:

1.    Le rétrécissement du crédit
(credit crunch) joue un rôle important dans la diffusion de la
crise financière, puisque les banques mises en difficulté
par leurs pertes ne réussissent pas à se refinancer. Mais
ces restrictions concernent aussi la consommation des ménages et
l’investissement des entreprises. Cet effet sera
particulièrement marqué dans les pays comme les
Etats-Unis ou le Royaume-Uni où la consommation des
ménages est tirée par l’endettement.

2.    La baisse des cours boursiers dévalue le
patrimoine financier et immobilier des ménages  et les
incite à moins consommer. C’est l’«effet de
richesse».

3.    L’incertitude
généralisée – la «perte de confiance»
– pèse sur les comportements de consommation et
d’investissement.

4.    La crise immobilière contribue en tant que
telle au ralentissement économique général.

5.    Les sommes considérables affectées
aux différents plans de sauvegarde vont nécessiter une
réduction des dépenses publiques ou une augmentation des
impôts.

6.    Enfin, le ralentissement se transmet à
l’ensemble de l’économie mondiale à travers
le commerce et les investissements.

Tous ces mécanismes sont actuellement à l’oeuvre et
se combinent avec les autres dimensions de la crise (pétrole,
etc.) pour étendre ses effets bien au-delà de la
sphère financière. Il n’y a donc pas de cloison
étanche entre la finance et l’économie
réelle, parce que la finance est une pièce
maîtresse du capitalisme néolibéral.

Où va la crise?

Il serait prématuré (et présomptueux) de vouloir
dire aujourd’hui où nous mène cette crise, mais son
ampleur rend un retour à la normale improbable. Une chose est
sûre, en tout cas, c’est que les fondements mêmes du
modèle US vont être remis en cause par la crise
financière. Il repose sur un double déficit,

déficit commercial à l’extérieur et
déficit d’épargne à
l’intérieur. Dans les deux cas, la finance joue un
rôle essentiel dans la gestion de ces dé-
séquilibres: à l’intérieur, c’est elle
qui a rendu possible la croissance de l’endettement, notamment
sur le marché hypothécaire; à
l’extérieur elle a pour fonction d’assurer
l’équilibre de la balance des paiements. Mais si la
finance se dégonfle, ce sont les bases de ce mode de croissance
qui disparaissent: l’endettement des ménages est
dorénavant bloqué, et les entrées de capitaux ne
sont plus garanties. Par conséquent, la crise financière
va se traduire par un ralentissement durable de la croissance aux
Etats-Unis qui va se communiquer au reste du monde.

Mais en même temps, on ne voit pas bien par quoi il pourrait
être remplacé. La véritable alternative serait le
retour à une forme de «fordisme» fondé sur
une progression des salaires parallèle à celle de la
productivité, une répartition moins inégalitaire
du revenu et un rééquilibrage du commerce
extérieur. Un tel modèle est envisageable dans
l’abstrait, mais suppose une inversion brutale des rapports
sociaux qui est pour l’instant hors de portée.

Si Obama est élu, comme c’est aujourd’hui probable,
on ne peut pas compter sur lui pour mener un programme
«rooseveltien»: la volonté politique lui fait
défaut, mais aussi les moyens, puisque le plan de sauvegarde va
plomber durablement le budget.

Les modalités concrètes de la sortie du modèle US
auront des répercussions sur le reste de l’économie
mondiale. La première inconnue porte sur le cours du dollar qui
devrait continuer à baisser parce que c’est un moyen pour
les Etats-Unis de doper leurs exportations et de réduire leur
déficit commercial, mais aussi en raison de la perte de
qualité de la dette publique des Etats-Unis. Mais cela revient
à exporter la récession vers l’Europe qui est
globalement sensible à un taux de change de l’euro
surévalué. Cette baisse du dollar, ou même son
maintien à son cours actuel, soulève une autre question:
les capitaux vont-ils continuer à affluer vers les Etats-Unis?
Les pays émergents et producteurs de pétrole risquent
à un certain moment d’être découragés
de le faire en raison d’une rentabilité insuffisante ou de
risques croissants. D’un autre côté, ils n’ont
pas intérêt à jouer contre le dollar, puisque la
valeur de leurs actifs déjà placés en dollars
serait elle aussi dévalorisée.

Un autre facteur doit être aussi pris en compte: si
l’économie des Etats-Unis ralentit durablement,
c’est un débouché important des pays
émergents qui va se tarir et les pousser à un recentrage
de leur croissance sur le marché intérieur. Il est
difficile de pondérer ces différents facteurs qui ne vont
pas évoluer à la même vitesse, mais on peut
néanmoins faire deux pronostics:

1.    Le temps nécessaire pour sortir de la crise
est proportionnel à l’énormité des sommes
consacrées au sauvetage du secteur financier. La trajectoire la
plus probable est un scénario à la japonaise où
plusieurs années seront nécessaires pour éponger
les sommes engouffrées, qui sont sans commune mesure avec ce que
l’on a connu lors des précédentes
défaillances financières. Si aucune mesure alternative
n’est imposée, le capitalisme va s’installer, au
moins dans les pays développés, dans une situation de
croissance lente et de régression sociale. La récession
proprement économique est déjà là, et ses
déterminants objectifs, par exemple la crise de
l’industrie automobile, sont en train de prendre le relais de la
tourmente financière.

2.     La sortie de crise va être marquée
par une lutte intense des grands acteurs économiques pour
reporter ses effets sur d’autres. Sur le terrain social, cela
implique une pression accrue du capital contre les salaires et les
budgets sociaux. Au niveau international, la guerre commerciale et
économique entre grandes puissances va prendre une ampleur
nouvelle et engendrer une tendance au fractionnement de
l’économie mondiale, d’autant plus que, comme
l’a dit le ministre des finances allemand, Peer Steinbrück:
«Les Etats-Unis vont perdre leur statut de superpuissance du
système financier mondial».

La mise à l’épreuve des dogmes européens

Pendant la crise, la concurrence continue. La cacophonie des
déclarations et des décisions gouvernementales
reflète en partie ce dilemme: d’un côté, tout
le monde a compris que la crise appelle des solutions globales; mais,
en même temps, chacun cherche à tirer son épingle
du jeu ou à sauver les meubles. C’est vrai
évidemment pour les capitaux individuels et la discussion des
modalités du plan Paulson a également porté sur
cette question: faut-il sauver toutes les institutions
financières ou seulement les «canards boiteux»? Mais
c’est surtout vrai au niveau de la fameuse gouvernance mondiale,
et chacun a pu constater le retour en force des intérêts
nationaux.

Les capitaux déployés sur le marché mondial ont
tout intérêt à rentrer au port et à
s’abriter sous le parapluie de leur Etat national. On ne peut pas
pour autant parler de «retour de l’Etat» parce que
l’Etat est toujours le garant en dernier ressort des
intérêts de la bourgeoisie. Les thèses sur
l’«Empire» montrent à nouveau leurs limites:
la mondialisation n’a pas supprimé la concurrence entre
capitaux et les rivalités intercapitalistes, ni conduit à
la formation d’un gouvernement capitaliste mondial. En Europe,
les difficultés de la coordination s’expliquent par le
degré inégal d’exposition aux effets de la crise et
manifestent l’inexistence d’un véritable capital
européen. Tant qu’il s’agissait d’injecter des
liquidités, la Banque centrale européenne a pu
intervenir, certes au coup par coup. Mais dès lors qu’il
s’agit de dépenses à inscrire au budget, on
s’aperçoit que l’Union européenne s’est
«constitutionnellement» privée des moyens de faire
face à une telle crise. L’écart se creuse entre la
France qui voudrait un plan de sauvegarde à
l’échelle européenne et l’Allemagne ou
l’Irlande qui prônent le chacun-pour-soi. Ces divergences
seront sans doute provisoirement dépassées si la crise
s’amplifie. Il n’en reste pas moins que la crise aura
durablement remis en question les principes mêmes de la
construction européenne néolibérale. Elle va en
outre souligner les faiblesses structurelles de l’économie
européenne: «le pessimisme s’impose, même pour
le moyen terme.»6

Les effets sur les travailleurs

Tout se passe aujourd’hui comme si la crise était une
sorte de cataclysme naturel qui frappait tout le monde de la même
manière, et Fillon, le Premier ministre français,
n’a pas manqué de faire appel à
l’unité nationale. Le climat de panique est mis à
profit pour que chacun se mette dans la peau d’un
spéculateur. Les faillites bancaires sont
présentées comme une menace qui pèse aussi sur les
plus modestes déposant-e-s. Tout ceci n’est
évidemment pas de l’ordre du complot, mais contribue
à occulter les enjeux sociaux que l’on peut résumer
en posant la vraie question: qui va payer les pots cassés?

Dans l’esprit des possédant-e-s, il faut que ce soit les
travailleurs-euses qui sont d’ores et déjà en
première ligne, non pas tant comme épargnant-e-s que
comme salarié-e-s ou retraité-e-s. La crise a
déjà ruiné des millions de ménages aux
Etats-Unis, mais elle est lourde de conséquences très
graves, d’abord pour les retraité-e-s des pays où
les fonds de pension sont plus développés, comme aux
Etats-Unis et au Royaume-Uni. Dans ces deux pays, le système
était déjà au bord de la faillite et la valeur
réelle des pensions va évidemment s’effondrer avec
la chute boursière. C’est une leçon à tirer:
décidément, c’est une très mauvaise
idée de jouer sa retraite à la Bourse et tout plan de
sauvegarde devrait prendre en compte cet aspect des choses qui est bien
sûr absent du plan Paulson.

Les salarié-e-s sont doublement dans le collimateur:
directement, parce que les entreprises vont tenter de compenser leurs
pertes financières par un blocage des salaires encore plus
strict, en prenant pour argument les risques d’inflation, le prix
du pétrole et en profitant du climat général
d’incertitude. Ils-elles vont subir aussi les effets indirects de
la crise financière sur l’économie réelle
qui va entraîner son lot de faillites et de licenciements. Les
destructions d’emploi ont déjà commencé aux
Etats-Unis ou en France. Ils-elles seront également les
premières victimes de la réduction des dépenses
sociales destinée à compenser la charge des plans de
sauvegarde.

Eradication de la finance et bouclier social

La crise confirme de manière éclatante les critiques
adressées au capitalisme financiarisé d’un point de
vue anticapitaliste et/ou altermondialiste. Tous les économistes
qui vantaient les bienfaits de la finance font aujourd’hui de
grands discours sur sa nécessaire régulation. En France,
Sarkozy n’a pas de mots assez durs pour dénoncer les
excès du capitalisme, alors qu’il avait inscrit à
son programme le développement du crédit
hypothécaire. Le paysage idéologique se transforme donc
à grande vitesse et il faut s’appuyer sur la
déroute des avocats du néolibéralisme.

Mais la crise ne crée pas pour autant un climat
spontanément favorable aux solutions de rechange. Tous les
néolibéraux reconvertis ont ouvert en grand le robinet
d’eau tiède et multiplient leurs propres plans de
sauvetage idéologiques à base de transparence, ratios
prudentiels, séparation des banques de dépôt et
d’affaires, réintégration de la titrisation dans le
bilan, limitation des rémunérations des dirigeants,
agence de notation, réforme des normes comptables, etc.

Il s’agit, comme dit l’un d’entre eux, de «sauver le capitalisme des capitalistes»7. Ces propositions déstabilisent la gauche sociale-
libérale dont c’est au fond le programme. Mais c’est
un programme tout à fait minimum qui risque même de
détourner des véritables enjeux. Certaines des mesures
avancées doivent être soutenues, comme
l’interdiction des paradis fiscaux, mais il serait naïf de
faire confiance aux autorités financières et aux
gouvernements pour les mettre en oeuvre. Il faut les inscrire dans un
projet plus large qui vise à éradiquer la finance, et qui
mette la question sociale au premier plan. Encore une fois, la source
ultime de la financiarisation est le refus de satisfaire les besoins
sociaux majoritaires.

Par conséquent, on ne peut faire éclater la bulle
financière une bonne fois pour toutes sans fermer les robinets
qui l’approvisionnent.
Cette orientation peut se décliner différemment selon les pays. En Europe, elle pourrait combiner deux axes:

Le premier, c’est la nationalisation des banques. Mais
c’est exactement ce qu’ils sont en train de faire,
objectera-t-on. L’argument est réversible: cela prouve
justement que c’est possible! Et les nationalisations auxquelles
on assiste ne font que socialiser les pertes et ont pour fonction de
sauver la finance privatisée. Une véritable
nationalisation doit se faire sans contrepartie et porter sur
l’ensemble du système parce que tous les financiers sont
responsables de la crise, qu’ils y aient perdu ou non. Sinon, il
ne s’agit que d’une aide d’Etat à la
restructuration du secteur bancaire.

Le deuxième axe pourrait s’appeler bouclier social par
référence au bouclier fiscal qui, en France,
protège les riches de l’impôt. Il s’agit bien
de protéger les salarié-e-s des retombées de la
crise, car personne ne peut décemment soutenir qu’ils y
aient une quelconque responsabilité. En même temps, il
faut imaginer des mesures qui jettent les bases d’une autre
répartition des revenus et qui s’appuient sur un argument
élémentaire de justice sociale. Il devrait être
exclu que les entreprises continuent à verser à leurs
actionnaires des masses énormes de dividendes, en même
temps qu’ils continueraient à licencier, à
précariser et à bloquer les salaires. Dans le cas de la
France, les dividendes nets versés par les entreprises
représentent 12,4% de la masse salariale en 2007, contre 4,4% en
1982.

La crise est donc l’occasion d’enclencher un
contre-transfert des dividendes vers les salaires. Plutôt que de
geler les salaires, l’heure est venue de geler les dividendes
à leur niveau actuel et de les transférer à un
fonds de mutualisation destiné à d’autres usages,
sous contrôle des salarié-e-s. Ces sommes pourraient
être utilisées, dans des proportions à discuter
démocratiquement, au maintien du revenu des chômeurs-euses
(l’interdiction des dividendes financerait ainsi
l’interdiction des licenciements) et au financement de la
Sécurité sociale, des budgets sociaux et des services
publics. Une autre mesure consisterait à imposer le maintien du
pouvoir d’achat des salarié-e-s en retirant à due
proportion les aides publiques aux entreprises qui s’y
refuseraient. De telles mesures sont les seules susceptibles de faire
payer les responsables de la crise et jetteraient les bases d’une
meilleure répartition des richesses. Les sommes potentiellement
concernées sont de 90 milliards d’euros: c’est 5% du
PIB français, soit exactement la même proportion que les
700 milliards de dollars prévus par le plan Paulson aux
Etats-Unis.

Michel Husson


1    Pour un récit détaillé, voir Les Echos,
«La crise financière mondiale au jour le jour», http://tinyurl.com/toxico2 ou Jacques Sapir, «Sept jours qui ébranlèrent la finance», http://tinyurl.com/toxico1
2    Pour une présentation synthétique,
voir Michel Aglietta, «10 clés pour comprendre la
crise», Le Nouvel Observateur, 25 septembre 2008, http://tinyurl.com/toxico3
3    Long Term Capital Management : un fond spéculatif (hedge fund), ndlr.
4    Voir Michel Husson, «La hausse tendancielle
du taux d’exploitation», Inprecor n°534-535,
janvier-février 2008, http://hussonet.free.fr/parvainp.pdf
5    Voir Michel Husson, «Etats-Unis : la fin
d’un modèle», La Brèche n°3, 2008, http://hussonet.free.fr/usbrech3.pdf
6    Patrick Artus, «Peut-on être
très pessimiste sur la situation économique, à
moyen terme, de la zone euro ?», http://gesd.free.fr/flas8420.pdf
7    Luigi Zingales, «Why Paulson is Wrong», septembre 2008, http://gesd.free.fr/zingales.pdf