Congrès Mondial contre le racisme


Congrès Mondial contre le racisme


«Le vent de Bandung se lève à nouveau». C’est par cette appréciation enthousiaste que Samir Amin conclut ce papier à son retour de la Conférence mondiale sur le racisme tenue à Duban (Afrique du Sud) en septembre dernier. L’allusion n’est pas anodine:
la conférence de Bandung (1955) avait été le moment fondateur de la solidarité afro-asiatique et du Mouvement des Non Alignés; elle avait été l’amorce d’un vaste mouvement des peuples du Sud visant à briser la domination impérialiste et à changer les règles du jeu planétaire.
A Durban, sous la pression des organisations populaires de leur pays, de nombreux gouvernements du Sud, d’Asie, d’Afrique, mais aussi d’Amérique latine, ont poussé la confrontation avec les représentants de la «triade» comme on ne l’avait pas vu depuis fort longtemps. Ne sera-ce de leur part que paroles en l’air ?
La prochaine réunion de l’OMC à Doha nous éclairera sur ce chapitre. Mais la victoire remportée à Durban montre la force que les mouvements sociaux peuvent acquérir dès lors qu’ils se mobilisent sur des bases plus radicales. En l’occurrence, comme l’indique l’auteur, en affirmant que «la question du racisme et des discriminations n’est pas synonyme de la somme des comportements condamnables de tous les pauvres hères victimes de préjugés ‘dépassés’», mais qu’ils «sont générés, produits et reproduits par la logique et l’expansion du capitalisme réellement existant, particulièrement dans sa forme dite libérale.» (Florian Rochat)

Samir AMIN

Durban septembre 2001. On a senti souffler le vent de la solidarité des peuples afro-asiatiques. Or la reconstruction de cette solidarité constitue l’une des conditions essentielles de la construction d’un système mondial plus juste que celui que le G7 et son patron nord américain veulent imposer aux peuples par tous les moyens, y compris les plus violents. Au cours des années 1990, les Nations Unies avaient pris l’initiative d’une série de conférences mondiales abordant quelques unes des grands problèmes de notre époque (entre autre la pauvreté, la démographie, les enfants, les femmes, l’environnement) et inauguré une méthode nouvelle, autorisant la tenue simultanée d’une conférence officielle (des gouvernements) et d’une conférence des représentants de la société «civile». Dans l’ensemble l’establishment dominant – celui des Etats Unis, relayé par la Banque Mondiale (optant comme une sorte de Ministère de la propagande du G7) et par la bureaucratie des Nations Unies – était parvenu jusqu’ici à contrôler l’expression de cette «société civile», par le moyen du financement et de la manipulation d’une majorité «d’ONG» suffisamment naïves – pour le moins qu’on puisse dire – pour souscrire à des propositions du système dominant qui annulent en fait la portée des protestations et des revendications des peuples que ces ONG sont censés «représenter».


Participation massive


La Conférence de Durban – la dernière du cycle – avait été concoctée de la même manière. La protestation contre le «racisme» et toutes les autres formes de «discrimination» avait été pensée d’une manière telle qu’elle aurait dû en devenir une expression anodine: tous les participants, gouvernements et ONG étaient invités à se battre la coulpe en chœur, regrettant la persistance de ces «vestiges» de discriminations dont sont victimes «les peuples indigènes», les «races non caucasiennes» (pour employer le langage officiel des Etats Unis), les femmes, les «minorités sexuelles». Des recommandations anodines avaient été préparées, conçues dans l’esprit du juridisme nord américain fondé sur le principe qu’il suffit de prendre des mesures législatives pour résoudre les problèmes. Les causes essentielles des discriminations majeures, produites directement par les inégalités sociales et internationales générées par la logique du capitalisme libéral mondialisé, étaient évacuées du projet initial. Cette stratégie de Washington et de ses compères a été mis en échec par la participation massive des organisations africaines et asiatiques décidées à poser les vraies questions. La question du racisme et des discriminations n’est pas synonyme de celle de la somme des comportements condamnables de tous les pauvres hères victimes de préjugés «dépassés», et qui sont hélas encore nombreux et réparties équitablement à travers toutes les sociétés de la planète. Le racisme et la discrimination sont générés, produits et reproduits par la logique et l’expansion du capitalisme réellement existant, particulièrement dans sa forme dite libérale. Les formes de la «mondialisation» («globalisation») imposées par le capital dominant et ses serviteurs (les gouvernements de la Triade en premier lieu) ne peuvent produire que «l’apartheid à l’échelle mondiale». J’ai résumé ici la ligne stratégique dominante qui a été adoptée par les organisations africaines et asiatiques présentes à Durban. Ayant subodoré ce danger par les débats animés du comité préparatoire, les gouvernements du G7 avaient donc déjà décidé de boycotter la conférence et décrété par avance son «échec».


Africains et Asiatiques ont tenu bon.


Dans la logique de la stratégie qu’ils avaient adopté, ils ont imposé la discussion de deux questions que les diplomaties occidentales ne voulaient pas entendre. La première concernait la question dite des «réparations» dues au titre des ravages de la traite négrière. J’ai mis des guillemets parce que, sur ce thème, les dossiers ont été présentés d’une manière qui faisait éclater au grand jour le fossé qui séparait les uns des autres. Un véritable travail de sape avait été conduit par les diplomates américains et européens, réduisant avec condescendance et une note de mépris évident la question à celle du «montant» des réparations réclamées par ces «mendiants professionnels» comme on le sait. Les Africains ne l’entendaient pas ainsi. Il ne s’agit pas «d’argent», mais de la reconnaissance du fait que le colonialisme, l’impérialisme et l’esclavage qui leur a été associé sont largement responsables et du «sous développement» du continent et du racisme. Ce sont ces propos qui ont fait fulminer les représentants des puissances occidentales. La seconde concernait les agissements de l’Etat d’Israël. Africains et Asiatiques ont été sur ce point précis et clairs: la poursuite de la colonisation israélienne en territoires occupés, l’éviction des Palestiniens au profit des colons («nettoyage ethnique» indiscutable dans les faits), le plan de «bantoustanisation» de la Palestine (la stratégie d’Israël s’est ici directement inspirée jusque dans le détail des méthodes de l’apartheid défunt d’Afrique du Sud), ne constituent que le dernier chapitre de cette longue histoire de l’impérialisme, forcément «raciste». Le signal du sabotage a été donné par le patron américain et son fidèle allié israélien, se retirant de la conférence. Les Européens, représentés désormais à un niveau très inférieur de leurs hiérarchies politiques, sont restés et, on le sait, ont exercé toutes les pressions dont ils étaient capables pour tenter de dévoyer les représentants considérés comme les plus vulnérables, sans hésiter sur les moyens («combien voulez-vous»? Cela a été rapporté par nombre de personnes «contactées» à cet effet).


Une victoire


Ces méthodes ont donné quelques résultats au niveau de la conférence officielle et les résolutions adoptées par la majorité ont atténué les propositions faites par les Africains et les Asiatiques. Il reste – et c’est en cela que la conférence de Durban constitue une victoire – que les gouvernements asiatiques et africains eux mêmes n’ont pas été insensibles à l’opinion qu’il faut bien savoir être dominante dans leurs peuples, d’autant plus irrités par l’arrogance des diplomaties occidentales. Le vent de Bandung se lève à nouveau. La conférence de Bandung (1955), moment fondateur de la solidarité afro-asiatique et du Mouvement des Non Alignés (aujourd’hui non alignés sur la mondialisation libérale) avait inauguré un premier cycle de libérations nationales qui ont amorcé la transformation du monde.


Quelqu’aient été les limites des systèmes issus de ce premier temps de la libération des peuples victimes de l’impérialisme et les illusions qu’ils ont pu inspirer (ce qui est chose normale dans l’histoire) c’est leur épuisement qui a permis la contre-offensive du capital dominant et le déploiement de la nouvelle mondialisation impérialiste. Les conditions d’une seconde vague de nouvelles libérations, allant plus loin, mûrissent sous nos yeux. Durban en est l’une des preuves. Demain, à l’OMC et ailleurs on en verra sans doute d’autres expressions. C’est parce que Durban est une victoire des peuples que tout l’appareil de propagande du G7 s’emploie à en dénigrer la portée. Il est fort regrettable que les médias dominants ne l’aient pas vu. Il est encore plus regrettable qu’ils aient reproduit ce que les Etats Unis et Israël tentent de faire croire. Il s’agit, dans le meilleur des cas, d’articles de personnes qui n’ont pas été à Durban, dans d’autres de mensonges purs et simples: aucun des textes de Durban ne traduit le moindre «antisémitisme». Il est temps de refuser de céder à ce chantage permanent qui paralyse la critique nécessaire de la politique de l’Etat d’Israël.


Un front uni


Avec Seattle, Nice, Göteborg, Gênes, Porto Alegre, Durban constitue un moment de la chaîne des évènements positifs importants de notre époque. Il est temps que tous ceux qui, à juste titre, condamnent la stratégie néolibérale mondialisée du capital dominant, comprennent que leur combat est commun, et que celui des peuples du Sud contre l’impérialisme et l’hégémonisme des Etats Unis n’est pas moins important que celui des victimes qui, dans les pays capitalistes développés eux mêmes, s’insurgent contre l’injustice. Après l’attaque des cibles symboles que représentent le centre financier de New York et le Pentagone il est temps de comprendre qu’il ne peut y avoir de front uni contre le terrorisme sans front uni contre l’injustice internationale et sociale.