Sortir du tunnel du profit


Sortir du tunnel du profit


Aussi dramatiques soient-ils, les accidents dans les tunnels ne sont qu’une des conséquences de l’absurdité actuelle des transports.

François Iselin

Si les 39 morts du tunnel du Mont-Blanc en mars 1999, les 12 morts à Tauern en Autriche en mai 1999, les 11 morts – bilan provisoire – du Gothard, le 24 octobre dernier, nous révoltent, il ne faut pas sous-estimer d’autres catastrophes découlant au trafic routier, moins spectaculaire mais autrement plus graves: pollution croissante des villes et vallées par les gaz d’échappement, nuisances sonores, émission de gaz à effet de serre, ponctions rédhibitoires dans les réserves fossiles, dégradation des conditions de travail, de santé et de sécurité des chauffeurs routiers


L’impossible prévention


Vouloir conjurer ces risques pour les êtres humains et leur environnement par de nouvelles mesures préventives relève de démagogie sécurisante face à l’accroissement implacable du trafic. «Aujourd’hui, 1.6 millions de poids lourds environ traversent les Alpes françaises du Nord. La perspective est d’en avoir 3.5 millions en 2020»1 et l’Union Européenne prévoit le doublement du trafic routier d’ici 2010. La sécurité des tunnels n’est plus assurée ni assurable et les responsables qui le savent bien nous préparent au pire: «Le risque zéro n’existe pas [et il n’est] pas totalement exclu qu’un grave accident se produise un jour à Genève» qui compte plus de 6 km de tunnels routiers.2


Ces bonnes intentions ne servent donc qu’à anesthésier – jusqu’à la prochaine catastrophe – les inquiétudes des riverains, des automobilistes, des camionneurs et des écologistes. Le doublement des tunnels mono tubes, le creusement de galeries de fuite et de secours, l’installation de systèmes de détection de l’échauffement des moteurs et des incendies, la réduction de la fréquence du trafic sont toutes des mesures illusoires.


Tout aussi illusoire est le ferroutage, soit la prise en charge du transport de marchandises par train sur de longues distances ou qu’en tunnel. À propos des projets de construction d’une demi-douzaine de tunnels ferroviaires à travers les Alpes – dont «nos» NLFA (nouvelles liaisons ferroviaires à travers les Alpes), le Monde écrivait le 30.8.2001: «Il n’est pas sûr que ces projets, aussi grandioses soient-ils suffisent à freiner la croissance du trafic routier si l’on considère les perspectives de trafic dans les deux décennies à venir». En effet, le rail ne pourra véhiculer les 40 millions de tonnes de marchandises qui circulent annuellement entre la France et l’Italie et réduire de façon significative les 4 millions de camions qui transitent annuellement à travers les Alpes. D’ailleurs les tunnels ferroviaires ne sont pas sûrs pour autant. Souvenons-nous par exemple de l’incendie d’une locomotive et d’une dizaine de camions chargés sur la plate-forme de transbordement qui a ravagé le tunnel sous la Manche le 18.11.1996. Leurs 30 chauffeurs ont échappé de justesse au brasier à 40 mètres sous la mer et à 19 km de la sortie du tunnel. Bien qu’il ne s’agisse pas de ferroutage, souvenons-nous également de l’incendie, en plein tunnel, du funiculaire de Kaprun en Autriche où 155 voyageurs ont perdu la vie le 11 novembre 2000. Ainsi les mesures de sécurité, de lutte contre la pollution, le bruit, les risques d’accident apparaissent de plus en plus comme des sornettes débitées par le capital dont le but est d’assurer la sécurité de leurs profits.


Le trafic pour du fric


L’accroissement des transports de ressources, de travailleurs et de marchandises n’est nullement un progrès qui découlerait d’une volonté collective d’améliorer les conditions d’existence des êtres humains: les transports ne produisent rien. Cette boulimie de déplacement en tous sens résulte exclusivement de l’acharnement du capital à accroître ses profits. Karl Marx qui, il y a un siècle et demi, en avait expliqué le mécanisme n’a pas été démenti: «Durant le temps de circulation, la capacité de reproduction du capital et de la plus-value est suspendue. Sa productivité est donc en raison inverse du temps de circulation: elle atteindrait son maximum si celui-ci tombait à zéro»3. Et Alain Bihr d’expliquer: «La période de circulation est donc bien un facteur déterminant négativement la valorisation du capital. Et c’est donc une nécessité impérative pour le capital que de la réduire au minimum, en accroissant sans cesse la vitesse de circulation de ses différents éléments composants».4


Ainsi l’accumulation du capital est l’unique cause de l’accroissement du transport de tous les éléments de la production:



  • Pour gagner plus – ou perdre moins – le capital réduit les «temps morts» improductifs des travailleurs et travailleuses entre l’activité qui lui rapporte, le travail, et celle qu’il est forcé de tolérer: la reproduction de la force de travail des salarié·e·s. C’est pourquoi il rapproche et concentre la main-d’oeuvre autour des lieux de travail – les villes – et la force à se rendre au travail le plus rapidement possible par les transports publics de plus en plus rapides ou par les voitures qu’elle est forcée d’acheter.
  • Pour réduire ses dépenses en ressources matérielles et énergétiques, le capital cherche celles qui lui sont le plus avantageuses quitte à les charger à l’autre bout du monde. C’est ainsi que cargos, pétroliers, poids lourds, sillonnent la Planète avec les conséquences extrêmement graves sur la conservation des carburants non-renouvelables, les dégâts dus à la pollution et les risques d’accidents et de catastrophes dont le capital se garde d’en financer la réparation.
  • Pour réduire les charges salariales, le capital exploite la main d’oeuvre là où, privée de protection syndicale et sociale, son prix est le plus «attractif». C’est pourquoi la fabrication de la moindre marchandise est dispersée aux quatre coins du globe, les coûts de transports étant moindres que les économies sur les salaires obtenues par la sous-traitance. La peu subversive revue Science et Vie explique bien ce mécanisme: «En fait le transport routier satisfait ce que l’on appelle en économie le système des flux tendus:ni le producteur ni le distributeur ne stockent plus. Les stocks coûtent cher: en terrains, en hangars, en manutention, en frais de garde. De plus, tout stock représente une somme d’argent qui a été versée pour payer les matières premières et le travail et qui tarde à être remboursée par le biais de la vente. Et voilà pourquoi il y a de plus en plus de camions sur nos routes, des camions de plus en plus grands, de plus en plus lourds, de plus en plus pressés.»5 Ainsi, pour empocher au plus vite le pactole lors de la vente des produits finis – grâce à la transformation des ressources naturelles par le travail humain et l’énergie – le capital réduit au maximum les délais entre la sortie d’usine des marchandises et leur sortie des centres d’achat. Les transports sont ainsi «le support indispensable de l’expansion territoriale du système capitaliste à l’échelle mondiale».6

Time is money


Le gain de temps obtenu grâce l’explosion du trafic couvre largement les pertes dues aux accidents. Ces pertes se chiffrent pour l’économie italienne à plus de 3 milliards d’euros pour le Gothard et à 5 milliards pour le Mont-Blanc (Libération, 28 octobre 2001). Mais le fric du trafic n’est pas perdu pour tout le monde et les marchands de béton, les distributeurs de carburant, les embaucheurs de maçons, les bureaux d’étude et les vendeurs de camions se frottent les mains face à l’aubaine que représentent pour eux ces catastrophes: quelques nouveaux tunnels à creuser «pour améliorer la sécurité»!


Un autre mode de production est possible


Le mode de transports développé par le système capitaliste – tout comme le mode de production qui l’a engendré – est dans l’impasse. Une autre façon de produire les biens vitaux nécessaires à l’espèce humaine doit la remplacer de toute urgence avant que guerres, pollutions, famines et autres désastres n’en viennent à bout. Reste à savoir si la petite minorité de six millions de millionnaires qui contrôle les ressources, la force de travail et les richesses des six milliards d’êtres humains nous en laissera le temps et quel prix de souffrances, déceptions et angoisse nous devrons encore payer avant de mener à bien cette révolution politico-technologique. Une certitude cependant: son issue n’est qu’au bout du sinistre tunnel du profit.



  1. Le Monde, 2.10.2001
  2. Laurent Moutinot, FAO, 18.6.1999
  3. Fondements de la critique de l’économie politique, Anthropos, 1968, tome II, p. 170
  4. La reproduction du capital, Page deux, 2001, tome I, page 267
  5. Morts pour la rentabilité, Renaud de la Taille, Science & Vie, janvier 1994
  6. Urs Zuppinger, Ah, ces bagnoles, CEDIPS, 1989