Mourir en manifestant…

Mourir en manifestant…

Le 7 novembre de l’an dernier
s’est tenu un colloque international consacré aux
«répressions en démocratie» et en particulier
à la fusillade du 9 novembre 1932 à Genève. Il
s’agissait de mettre en perspective ce massacre en
évoquant d’autres cas de répression en Europe
(France, Espagne, Italie). Aujourd’hui, les actes de cette
journée d’étude, organisée à
l’occasion du 75e anniversaire de la fusillade de Plainpalais,
sont sous presse et sortiront le 9 novembre prochain. Nous en avons
profité pour demander à l’auteure de la postface de
nous indiquer les principales lignes de force de l’ouvrage.
(réd)

•   
Au-delà de la commémoration du 75e anniversaire, quel est
l’intérêt de revenir sur les
événements du 9 novembre 1932 aujourd’hui?

Stéfanie Prezioso:
Lorsque l’Association pour l’étude de
l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO) s’est lancée
dans l’organisation de cette journée d’étude
internationale, elle visait deux objectifs. En premier lieu, revenir
sur l’ensemble des facteurs qui permettent d’expliquer ce
qui a pu se passer le 9 novembre 1932, nécessité
d’autant plus sentie que les luttes ouvrières
d’émancipation et de liberté sont,
aujourd’hui, mises au rebus de l’histoire et
désignées comme violentes ou sanguinaires. Que l’on
pense à la version du 9 novembre 1932 présentée
par exemple dans l’ouvrage L’Histoire suisse pour les nuls,
remettant au goût du jour le vieux «mensonge
d’Etat» qui pointait un doigt accusateur sur le mouvement
ouvrier genevois. En second lieu, il s’agissait
d’élargir la perspective, d’ouvrir le débat
sur l’usage de la répression armée en
démocratie et d’envisager les cas où les
manifestations populaires ont entraîné mort d’homme
(par exemple lors des grèves générales de 1918 et
1919 en Suisse, ou plus près de nous les soulèvements des
banlieues françaises en 2005). Chaque contributeur a
cherché à comprendre quelles pouvaient être les
logiques institutionnelles, politiques, sociales, culturelles ou
économiques qui pouvaient conduire à l’usage de la
force.

•     A en juger par la table des
matières, les cas envisagés touchent tant à des
réalités nationales qu’à des configurations
historiques très différentes. Est-il possible de tirer
des parallèles ou d’aboutir à des conclusions un
tant soit peu satisfaisantes?

SP: Oui et c’est sans
doute ce qui fait la richesse de cet ouvrage. Chaque auteur a
tenté de répondre à la question des logiques
pouvant conduire à l’usage de la force. Et malgré
les grandes différences qui séparent les cas
considérés, au moins trois facteurs ont pu être
dégagés: la «peur du rouge»,
l’indifférence à l’égard des victimes
et une «conception élitiste» de la
démocratie. Ces trois facteurs explicatifs se retrouvent
à des degrés divers dans chaque manifestation ayant
entraîné mort d’homme jusqu’à nos
jours. Ainsi, c’est sans doute la «peur du rouge» qui
est le plus récurrent dans l’application d’une
répression féroce des mobilisations ou manifestations
ouvrières. Comme le rappelait récemment Alain Badiou,
c’est investi par cette peur que l’Etat peut librement
faire peur et lâcher la bride à la violence avec
d’autant plus de facilité et de force que le sort des
victimes ne semble pas le concerner.

•    Mais justement cet Etat
démocratique n’est-il pas mis en demeure de justifier
l’usage d’une violence débridée qui le place
de fait en dehors du droit?

SP: Comme
l’écrivait dernièrement un journaliste
américain, «nous avons appris à attendre le pire
des démocraties occidentales et nous avons rarement
été déçus…» De fait, tout au long
du 20e siècle et jusqu’à aujourd’hui,
l’usage de la répression s’inscrit également
dans des liens pas toujours clairement définis entre une classe
dirigeante établie et des forces d’extrême droite;
que l’on pense à l’Entente internationale contre la
Troisième Internationale de Théodore Aubert qui
entretenait des relations privilégiées avec les
autorités genevoises.

Mais il y a plus. Alors qu’à partir des années
1970, l’usage de la force entraînant mort d’hommes
coûtait politiquement trop cher aux démocraties
occidentales, ce qui ne semblait pas être le cas ni dans les
années 1930, ni dans les années de
l’immédiat après-Seconde guerre mondiale,
aujourd’hui, on entre dans une période de confrontation
politique où la répression violente redevient clairement
«légitime». C’est pourquoi aujourd’hui
plus que jamais il s’agit de revenir sur ces luttes
d’émancipations ouvrières et sur la
répression féroce à laquelle elles se sont
confrontées. C’est une autre manière de refuser la
version libérale et néoconservatrice du monde.