Débâcle financière, crise systémique:

Débâcle financière, crise systémique:
 réponses illusoires et réponses nécessaires

Pour donner suite aux articles de
Michel Husson et François Chesnais, publiés dans nos deux
derniers numéros nous donnons ici la parole à Samir Amin
sur la débacle financière et la crise systémique
du capitalisme.




«Pour saisir
sa genèse, dit-il,  il faut se débarrasser de la
définition courante du capitalisme que l’on définit
aujourd’hui comme “néolibéral
mondialisé”. Cette qualification est trompeuse et cache
l’essentiel.»

Le système capitaliste actuel est dominé par une
poignée d’oligopoles [marché sur lequel il y a un
petit nombre de vendeurs et un grand nombre d’acheteurs, NDLR]
qui contrôlent la prise des décisions fondamentales dans
l’économie mondiale.Des oligopoles qui ne sont pas
seulement financiers, constitués de banques ou
d’assurances, mais de groupes intervenant dans la production
industrielle, dans les services, les transports, etc. Leur
caractéristique principale est leur financiarisation. On doit
entendre par là que le centre de gravité de la
décision économique a été
transféré de la production de plus-value dans les
secteurs productifs, vers la redistribution des profits
occasionnée par les produits dérivés des
placements financiers. C’est une stratégie poursuivie
délibérément non par les banques mais par les
groupes «financiarisés». Ces oligopoles ne
produisent d’ailleurs pas de profits, ils raflent tout simplement
une rente de monopoles par le biais de placements financiers.

La crise financière était inévitable

Ce système est extrêmement profitable aux segments
dominants du capital. Ce n’est donc pas une économie de
marché, comme on veut le dire, mais un capitalisme
d’oligopoles financiarisés. Cependant, la fuite en avant
dans le placement financier ne pouvait pas durer éternellement,
alors que la base productive ne croissait qu’à un taux
faible.

Cela n’était pas tenable. D’où la dite
«bulle financière», qui traduit la logique
même du système de placements financiers. Le volume des
transactions financières est de l’ordre de deux mille
trillions de dollars [en français, 1 trillion = 1 milliard de
milliards; en anglais, un trillion = 1000 milliards; l’auteur
fait référence ici au sens anglais, NDLR], alors que la
base productive, le PIB mondial est de 44 trillions de dollars
seulement. Un multiple gigantesque.

Il y a trente ans, le volume relatif des transactions
financières n’avait pas cette ampleur. Ces transactions
étaient destinées à titre majeur à la
couverture des opérations directement exigées par la
production et le commerce intérieur et international. La
dimension financière de ce système des oligopoles
financiarisés était – comme je l’ai
déjà dit – le talon d’Achille de
l’ensemble capitaliste. La crise devait donc être
amorcée par une débâcle financière.

En toile de fond, la crise systémique du capitalisme vieillissant

Il ne suffit pas d’attirer l’attention sur la
débâcle financière. Derrière elle, se
dessine une crise de l’économie réelle, car la
dérive financière elle-même va asphyxier la
croissance de la base productive; les solutions apportées
à la crise financière ne peuvent que déboucher sur
une crise de l’économie réelle.
C’est-à-dire une stagnation relative de la production,
avec ce qu’elle va entraîner: régression des revenus
des travailleurs-euses, accroissement du chômage,
précarité grandissante et aggravation de la
pauvreté dans les pays du Sud. On doit maintenant parler de
dépression et non plus de récession.

Et derrière cette crise, se profile à son tour la
véritable crise structurelle systémique du capitalisme.
La poursuite du modèle de la croissance de
l’économie réelle, telle que nous le connaissons,
et de celui de la consommation qui lui est associé, est devenu,
pour la première fois dans l’histoire, une
véritable menace pour l’avenir de l’humanité
et de la planète.

La dimension majeure de cette crise systémique concerne
l’accès aux ressources naturelles de la planète,
devenues considérablement plus rares qu’il y a un
demi-siècle. Le conflit Nord/Sud constitue de ce fait
l’axe central des luttes et des conflits à venir.

Centralité du conflit Nord/Sud

Le système de production et de consommation/gaspillage en place
interdit l’accès aux ressources naturelles du globe
à la majorité des habitant-e-s de la planète, les
peuples des pays du Sud. Autrefois un pays émergent pouvait
prélever sa part de ces ressources sans remettre en question les
privilèges des pays riches. Mais aujourd’hui, ce
n’est plus le cas. La population des pays opulents – 15% de
la population de la planète – accapare pour sa seule
consommation et son gaspillage 85% des ressources du globe, et ne peut
pas tolérer que des nouveaux venus puissent accéder
à ces ressources, car ils provoqueraient des pénuries
graves qui menaceraient les niveaux de vie des riches.

Si les Etats-Unis se sont donnés l’objectif du
contrôle militaire de la planète, c’est parce
qu’ils savent que sans ce contrôle ils ne peuvent pas
s’assurer l’accès exclusif à ces ressources.
Comme on le sait, la Chine, l’Inde et le Sud dans son ensemble
ont également besoin de ces ressources pour leur
développement. Pour les Etats-Unis, il s’agit
impérativement d’en limiter l’accès et, en
dernier ressort, il n’y a qu’un moyen, la guerre.

D’autre part, pour économiser les sources
d’énergie d’origine fossile, les Etats-Unis,
l’Europe et d’autres développent des projets de
production d’agrocarburants à grande échelle, au
détriment de la production vivrière dont ils accusent la
hausse des prix.

Réponses illusoires des pouvoirs en place

Les pouvoirs en place, au service des oligopoles financiers,
n’ont pas de projet autre que celui de remettre en selle ce
même système. Les interventions des Etats sont
d’ailleurs celles que cette oligarchie leur commande.
Néanmoins, le succès de cette remise en selle n’est
pas impossible, si les infusions de moyens financiers sont suffisantes
et si les réactions des victimes – les classes populaires
et les nations du Sud – demeurent limitées. Mais dans ce
cas, le système ne recule que pour mieux sauter, et une nouvelle
débâcle financière, encore plus profonde, sera
inévitable, car les «aménagements»
prévus pour la gestion des marchés financiers et
monétaires sont largement insuffisants, puisqu’ils ne
remettent pas en cause le pouvoir des oligopoles.

Par ailleurs ces réponses à la crise financière
par l’injection de fonds publics faramineux pour rétablir
la sécurité des marchés financiers, sont
amusantes: alors que les profits avaient été
privatisés, dès lors que les placements financiers
s’avèrent menacés, on socialise les pertes! Pile,
je gagne, face, tu perds.

Les conditions d’une réponse positive véritable aux défis

Il ne suffit pas de dire que les interventions des Etats peuvent
modifier les règles du jeu, atténuer les dérives.
Encore faut-il en définir les logiques et la portée
sociales. Certes, on pourrait en théorie revenir à des
formules d’association des secteurs publics et privés,
d’économie mixte, comme pendant les Trente glorieuses en
Europe et de l’ère de Bandung en Asie et en Afrique,
lorsque le capitalisme d’Etat était largement dominant,
accompagné de politiques sociales fortes. Mais ce type
d’interventions de l’Etat n’est pas à
l’ordre du jour. Et les forces sociales progressistes sont-elles
en mesure d’imposer une transformation de cette ampleur ? Pas
encore, à mon humble avis.

L’alternative véritable passe par le renversement du
pouvoir exclusif des oligopoles, lequel est inconcevable sans
finalement leur nationalisation pour une gestion s’inscrivant
dans leur socialisation démocratique progressive. Fin du
capitalisme? Je ne le pense pas. Je crois en revanche que de nouvelles
configurations des rapports de force sociaux imposant au capital de
s’ajuster, lui, aux revendications des classes populaires et des
peuples, est possible. A condition que les luttes sociales, encore
fragmentées et sur la défensive dans l’ensemble,
parviennent à se cristalliser dans une alternative politique
cohérente. Dans cette perspective l’amorce de la longue
transition du capitalisme au socialisme devient possible. Les
avancées dans cette direction seront évidemment toujours
inégales d’un pays à l’autre et d’une
phase de leur déploiement à l’autre.

Les dimensions de l’alternative

Les dimensions de l’alternative souhaitable et possible sont
multiples et concernent tous les aspects de la vie économique,
sociale, politique. Je rappellerai ici les grandes lignes de cette
réponse nécessaire:

(i)    La ré-invention par les travailleurs-euses
d’organisations adéquates permettant la construction de
leur unité, transcendant l’éclatement
associé aux formes d’exploitation en place (chômage,
précarité, informel).

(ii)    La perspective est celle d’un
réveil de la théorie et de la pratique de la
démocratie, associée au progrès social et au
respect de la souveraineté des peuples et non dissociée
de ceux-ci.

(iii)    Se libérer du virus libéral
fondé sur le mythe de l’individu déjà devenu
sujet de l’histoire. Les rejets fréquents des modes de vie
associés au capitalisme (aliénations multiples,
patriarcat, consumérisme et destruction de la planète)
signalent la possibilité de cette émancipation.

(iv)    Se libérer de l’atlantisme et du
militarisme qui lui  est associé, destinés à
faire accepter la perspective d’une planète
organisée sur la base de l’apartheid à
l’échelle mondiale.

Internationalisme et anti-impérialisme

Dans les pays du Nord, le défi implique que l’opinion
générale ne se laisse pas enfermer dans un consensus de
défense de leurs privilèges vis-à-vis des peuples
du Sud. L’internationalisme nécessaire passe par
l’anti-impérialisme, non l’humanitaire.

Dans les pays du Sud, la stratégie des oligopoles mondiaux
entraîne le report du poids de la crise sur leurs peuples
(dévalorisation des réserves de change, baisse des prix
des matières premières exportées et hausse de ceux
des importations). La crise offre l’occasion du renouveau
d’un développement national, populaire et
démocratique autocentré, soumettant les rapports avec le
Nord à ses exigences, autrement dit la déconnexion. Cela
implique:

(i)    La maîtrise nationale des marchés monétaires et financiers.

(ii)    La maîtrise des technologies modernes désormais possible.

(iii)    La récupération de l’usage des ressources naturelles.

(iv)    La mise en déroute de la gestion
mondialisée dominée par les oligopoles (l’OMC) et
du contrôle militaire de la planète par les Etats-Unis et
leurs associés.

(v)    Se libérer des illusions d’un
capitalisme national autonome dans le système et des mythes
passéistes.

(vi)    La question agraire est en effet au cœur
des options à venir dans les pays du tiers monde. Un
développement digne de ce nom exige une stratégie
politique de développement agricole fondée sur la
garantie de l’accès au sol de tous les paysan-ne-s (la
moitié de l’humanité). En contrepoint, les formules
préconisées par les pouvoirs dominants –
accélérer la privatisation du sol agraire et transformer
le sol agraire en marchandise – entraînent l’exode
rural massif que l’on connaît. Le développement
industriel des pays concernés ne pouvant pas absorber cette main
d’œuvre surabondante, celle-ci s’entasse dans les
bidonvilles ou se laisse tenter par les aventures tragiques de fuite en
pirogue à travers l’Atlantique. Il y a une relation
directe entre la suppression de la garantie de l’accès au
sol et l’accentuation des pressions migratoires.

(vii)    L’intégration régionale, en
favorisant le surgissement de nouveaux pôles de
développement, peut elle constituer une forme de
résistance et d’alternative? La régionalisation est
nécessaire, peut- être pas pour des géants comme la
Chine et l’Inde, ou même le Brésil, mais
certainement pour beaucoup d’autres régions, en Asie du
Sud-Est, en Afrique ou en Amérique Latine. Ce continent est un
peu en avance en ce domaine. Le Venezuela a opportunément pris
l’initiative de créer l’Alba (Alternative
bolivarienne pour l’Amérique latine et les Caraïbes)
et la Banque du Sud (Bancosur), avant même la crise. Mais
l’Alba – un projet d’intégration
économique et politique – n’a pas encore reçu
l’adhésion du Brésil ni même de
l’Argentine. En revanche, le Bancosur, censé promouvoir un
autre développement, associe également ces deux pays, qui
jusqu’à présent ont une conception conventionnelle
du rôle de cette banque.

Des avancées dans ces directions au Nord et au Sud, bases de
l’internationalisme des travailleurs-euses et des peuples,
constituent les seuls gages de la reconstruction d’un monde
meilleur, multipolaire et démocratique, seule alternative
à la barbarie du capitalisme vieillissant. Plus que jamais le
combat pour le socialisme du 21e  siècle est à
l’ordre du jour.

Samir Amin*


*Version abrégée de la présentation faite
par Samir Amin, président du Forum Mondial des Alternatives,
à l’ouverture de la rencontre organisée par En
Defensa de la Humanidad et le Forum Mondial des Alternatives, Caracas
le 13 octobre 2008. Titre original de la présentation: «A la lumière de la crise en cours, les conditions d’un renouveau socialiste».