Iran: le régime se lézarde

Iran: le régime se lézarde

L’ordre règne à Téhéran. C’est
du moins ce que veulent les forces de sécurité,
emmenées par les Gardiens de la révolution islamique (les
pasdarans) et la milice islamique (les bassidjis), qui dans un
communiqué publié le 22 juin ont déclarés
être prêts « à mener une action
décisive et révolutionnaire […] pour mettre un
terme au complot et aux émeutes ». Après
l’adoubement du président réélu Mahmoud
Ahmadinejad par le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei,
l’heure n’est plus à tolérer les
manifestations, mais bien à les réprimer sans
pitié.

La contestation du résultat de l’élection
présidentielle en Iran a déclenché sur la Toile
une virulente polémique dans les rangs
anti-impérialistes. Comme souvent sur Internet, les arguments
réfléchis ont rapidement cédé devant les
invectives, les affirmations péremptoires et les accusations
assassines. Un des premiers à avoir ouvert le feu est le
professeur de sociologie américain James Petras, figure de
l’anti-impérialisme US. Pour lui, la thèse de
« l’élection volée »
grâce à la fraude est un bobard monté par
l’impérialisme qui tente de déstabiliser le
régime iranien; Ahmadinejad est soutenu par la classe
ouvrière iranienne, les opposants à ce dernier sont des
technocrates « boboïsés », des
étudiants ultralibéraux et des affairistes de
l’import-export. Selon Petras, l’allégation de
fraude faite par les partisans de Hossein Moussavi a reçu le
soutien de la quasi-totalité du spectre des décideurs
occidentaux, des médias, des sites web libéraux,
radicaux, libertaires et conservateurs. Ensuite
« les néoconservateurs, les conservateurs
libertariens et les trotskystes ont joint leur voix à celle des
sionistes, saluant les protestataires de l’opposition iranienne,
voulant y voir une garde avancée d’on ne sait trop quelle
« révolution démocratique ».

    Peu suspect de sympathies pro-américaines,
Alain Gresh, directeur adjoint du Monde diplomatique et
spécialiste du Moyen-Orient, admet avec prudence les « manipulations du scrutin »
et cite quelques grosses invraisemblances des résultats
électoraux. Sans entrer dans le détail de ces
dernières, on constatera qu’il n’existe pas de liste
des électeurs et électrices en Iran, ce qui ouvre la
porte à bien des opportunités dans un pays à la
corruption endémique. Par ailleurs, le porte-parole du Conseil
des gardiens de la Constitution a reconnu que dans une cinquantaine de
districts, le nombre des votants avait été
supérieur au nombre des électeurs potentiels.
Visiblement, en Iran, les morts votent aussi…

Un régime divisé

Du reste, raisonner en terme d’élections libres et
démocratiques dans la République islamique d’Iran
n’a pas beaucoup de sens. Les candidats à la
présidence de la République sont
sélectionnés par la mollhacratie selon des
critères idéologiques comme le fait d’être
« dévoué à l’islam et au régime de la République islamique ».
Régime où le président de la République
fait par ailleurs fonction de premier ministre, contrôlé
par le Guide suprême, qui incarne lui-même
le principe du velayat-e-faqih, à savoir la suprématie du religieux sur le politique.
    Les candidats en lice représentaient donc des
options relativement différentes à
l’intérieur même du moule du régime. La
dynamique que pouvait prendre les manifestations contestant le
résultat électoral n’avait, elle, pas ces limites.
D’où la réaction du pouvoir en place, après
quelques jours d’hésitation.
    Cette tergiversation montre que les
différentes factions qui se partagent le pouvoir dans le pays
sont divisées. Deux points de désaccord paraissent
évidents : l’utilisation de la rente
pétrolière et les relations avec l’Occident.
Rappelons que le pays fait toujours l’objet, depuis 1985,
d’un embargo des Etats-Unis, aussi condamnable que celui qui
frappe Cuba.

Quel emploi de la rente pétrolière ?

Le système économique iranien — mélange de
propriété privée (la famille de l’ayatollah
Rafsandjani est en tête des grandes fortunes du pays) et de
gestion bureaucratique par les puissantes fondations religieuses
— repose toujours sur la rente pétrolière,
malgré la diversification recherchée ces dernières
années. Ahmadinejad a beaucoup utilisé cette rente pour
aider de manière clientélaire la population
paupérisée du pays (12 millions d’Iraniens vivent
sous le seuil de pauvreté, sur une population de 70 millions).
Non seulement cette injection de pétrodollars a relancé
l’inflation (30 %), mais elle a aussi
empêché, par exemple, la modernisation des infrastructures
de l’industrie pétrolière. Avec un résultat
paradoxal : 85 % des recettes d’exportation et
75 % des recettes budgétaires proviennent du
pétrole, mais ces ressources servent en bonne partie… à
acheter de l’essence. Car faute de capacité de raffinage,
l’Iran qui consomme 72 millions de litres d’essence chaque
jour n’en produit que 42 millions. 40 % environ de sa
consommation est donc importée.
    Ces données éclairent le débat
sur la politique étrangère de l’Iran. Une partie
des classes dirigeantes aimerait en effet stabiliser les relations
économiques avec l’Europe, voire obtenir la levée
de l’embargo US, la pression dans ce sens s’étant
renforcée après la chute des prix du pétrole. Ce
qui implique de renoncer aux provocations chères à
Ahmadinejad.
    On le voit, le scénario d’une simple
manipulation impérialiste est réducteur. Il renvoie une
situation complexe à l’équation simple et
dangereuse : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Il
sous-estime ainsi les contradictions qui travaillent le régime
et, sans aucun doute, le besoin de droits démocratiques de
larges couches de la population. La lutte contre une répression
sanglante et la solidarité avec ses victimes sont dès
lors à l’ordre jour.

Daniel Süri