Reconversion industrielle: l'exemple de Lucas aerospace

Reconversion industrielle: l’exemple de Lucas aerospace

Dans un récent éditorial
sur la nécessaire reconversion de l’industrie automobile,
nous avions évoqué la lutte des travailleurs de Lucas
Aerospace Combine dans le Royaume-Uni, qui cherchèrent à
orienter différemment la production de leur entreprise. En
voici, à grands traits, les principaux épisodes.

Au milieu des années 70, les gouvernements travaillistes de
Harold Wilson puis de James Callaghan décident de renforcer
l’industrie aéronautique britannique en la regroupant en
une seule entreprise, Lucas Aerospace Combine. Quinze usines
rassemblant environ 18’000 ouvriers sont concernées.
L’armement (les avions Tornados ou encore le système de
missile Sting Ray de l’OTAN) représente environ 50 %
de la production. Une petite unité développe pour sa part
des technologies médicales. Le plan de concentration
industrielle était aussi en même temps un plan de
rationalisation du conglomérat, menaçant 20 % des
emplois.

Le rôle des « shop steward »

La résistance à ces mesures de licenciements va
essentiellement être le fait des shop steward, principalement de
leur organisme central, le « Shop Stewards Combine
Comittee » (SSCC). Les shop steward sont une institution
particulière du mouvement ouvrier britannique et fonctionnent
comme des délégués d’ateliers. A ce titre,
ils sont très proches de la base, représentatifs, et
jouent un rôle unificateur dans l’entreprise, dans la
mesure où les syndicats restent encore très fortement
marqués par leur origine professionnelle. Autre
caractéristique des shop steward  de Lucas Aerospace, leur
combativité. Ce sont eux qui ont mené la grève de
treize semaines de l’usine Burnley en 1972, soutenue dans tout le
conglomérat et qui déboucha sur une augmentation massive
des salaires.
    S’appuyant sur des économistes
extérieurs à l’entreprise, et après deux ans
de discussion parmi les travailleurs et travailleuses de Lucas
Aerospace, le SSCC publie en 1976 le Plan alternatif. Très
généralement, le Plan alternatif s’articule autour
de quatre axes : la nationalisation de l’entreprise, la
réduction du temps de travail, la reconversion industrielle et
le contrôle ouvrier. Refusant la logique des licenciements au nom
de la prétendue rentabilité de la production, le plan
évoque la nécessité de s’appuyer sur
d’autres besoins que ceux du capitalisme : « Dans
le combat pour déterminer à quoi doit être
utilisée la force de travail, les travailleurs
développent une première expérience d’un
réel contrôle ouvrier. Ils ne se contentent pas en effet
de gérer la structure capitaliste. Ils veulent travailler et
utiliser les forces productives existantes pour répondre aux
réels besoins de la société et pour œuvrer
de telle sorte que le travailleur puisse développer toute sa
capacité productive. 
»

Un plan concret et audacieux

Mais le Plan alternatif n’est pas que l’expression
d’une perspective sociale et politique générale, il
contient toute une série de propositions concrètes. Bien
avant que le monde capitaliste ne découvre la
nécessité des énergies renouvelables, plus
d’une trentaine d’années avant que
« les marchés » ne subodorent la
possibilité de faire du profit dans le secteur, le Plan
alternatif des travailleurs de Lucas Aerospace affirmait que les
économies d’énergie répondaient à un
véritable besoin social. Il proposait en conséquence de
développer des technologies et des produits dans ce sens
(batteries hybrides, véhicule rail/route, etc.), avançant
aussi une série de projets reposant sur le recours à
l’énergie solaire et éolienne…
    Autre point fort des propositions de ce plan, celles
concernant le secteur de la santé et du matériel
hospitalier. Equipement ambulancier en cas de problèmes
cardiaques, appareils pour dialyse, véhicules pour malades
atteints de la spina bifida (malformation congénitale pouvant
entraîner la paralysie), système de contrôle des
prothèses artificielles : les idées
réalisables ne manquent pas.

Le Labour et les directions syndicales : un double obstacle

Bien qu’une partie des projets mis en avant dans le Plan
alternatif aient été repris partiellement dans
l’entreprise, les travailleurs et travailleuses de Lucas
Aerospace ne purent imposer leur point de vue. Lutteurs
expérimentés et combatifs au niveau de
l’entreprise, il leur restait encore à faire
l’apprentissage de la lutte politique que la portée des
revendications de leur plan devait nécessairement
déclencher.
    Ils furent en quelque sorte victimes d’une
illusion réaliste : persuadés, à juste
titre, de la légitimité de ce qu’ils
avançaient et de la rigueur du raisonnement tenu, le refus de la
direction de les suivre les étonne. Ils comprennent ensuite
qu’elle préférait renoncer à un
marché porteur, celui des pompes à chaleur, par exemple,
plutôt que de céder du pouvoir au SSCC. Ils
s’épuisent alors à trouver un soutien du
côté du Labour, qui ne viendra jamais. Quant aux
directions syndicales, la notoriété du SSCC leur fait
visiblement de l’ombre et elles préfèrent ne rien
faire qui puisse déstabiliser la faible majorité
parlementaire du Labour. Du Financial Times au au Labour en passant par
le Sénat américain (!), tous applaudissent le Plan
alternatif, pour mieux l’enterrer. Nul n’envisage
sérieusement de remettre en cause des structures fondamentales
du capitalisme comme la propriété privée, le
contrôle de la production et la définition des besoins
auxquels elle répond.
    La lutte des travailleurs de Lucas Aerospace
permettra de gagner quelques acquis et de défendre certains
emplois, mais sera défaite sur le point central de la
réduction du temps de travail. Elle n’en reste pas moins
exemplaire de ce que, au cœur des luttes quotidiennes, la
créativité et la réflexion ouvrières
peuvent dessiner comme avenir possible.


Daniel Süri