Homosexualités, conformise rampant et nouvelles radicalités

Quelles sont les origines sociales du mouvement queer [dans son sens argotique, ce terme désignait une insulte homophobe ; il renvoie aujourd’hui à la branche la plus active et la plus contestataire des courants lesbiens/gays NDT] ? Ce mouvement a-t-il une vision implicite ou explicite de la libération sexuelle, et si oui laquelle ? Quelles sont ses relations avec les projets émancipateurs comme le féminisme, l’antiracisme, l’altermondialisme et le socialisme ?

Par Peter Drucker

Cahier émancipationS du journal solidaritéS numéro 173. Version complète et illustrée à télécharger en cliquant sur lien suivant : cahierS émancipationS

Mes questions sont celles d’un militant homosexuel, socialiste et féministe. Ce sont aussi celles d’un outsider. […] Elles concernent  le mouvement queer et non ce qui, dans la pensée académique, est associé en général à la théorie queer. L’activisme queer émerge quelques années avant la publication des principaux apports théoriques sur la question. Ces dernières années, certains militant·e·s ont été influencés par la théorie queer, mais beaucoup d’entre elles/eux ne sont pas particulièrement équipés théoriquement et celles/ceux qui le sont peuvent être influencés par d’autres approches.

    Le premier groupe queer, Queer Nation, est fondé à New York en 1990, une vague initiale qui retombe néanmoins quelques années plus tard. Seuls certains groupes, dont OutRage (créé à Londres, à peine un mois après Queer Nation), […] ont réussi tant bien que mal à se maintenir. Les groupements les plus actifs, clairement identifiés à la mouvance queer, se trouvent aujourd’hui en Europe du Sud (les Pink Panthers en France et au Portugal) ; ils n’ont émergé qu’au cours de ces dernières années.

Do it yourself

Le manque de continuité organisationnelle rend ce courant difficile à cerner. Même s’il organise, dans différents pays et dans différentes villes, de nombreuses manifestations internationales (comme les queeruptions [rassemblement festif, musical, artistique et d’action directe qui a lieu chaque année, depuis 1998, NDT]), il est décentralisé, sans structures ou instances décisionnelles nationales et internationales permanentes.
    De nombreux militant·e·s se définissent comme anarchistes, prenant appui sur la tendance à se méfier des organisations ; DIY (“do it yourself”) est présenté comme un principe queer. La militance queer n’en est que plus difficile à cerner. En définitive, les actions menées par les courants queers posent certaines fois la question de la définition de l’orientation politique qu’ils défendent, car une grande partie de celles-ci consiste à préparer des manifestations à caractère culturel et sexuel qui ne font que peu ou pas d’efforts pour atteindre les non-queers. Le caractère de la militance queer a probablement quelque chose à voir avec ses origines sociales. […]

Phase d’expansion du capitalisme et émergence queer

L’émergence du mouvement queer peut largement être expliquée en termes de classe, en partant notamment des travaux de John D’Emilio sur l’identité gay dans le système capitaliste. En suivant grossièrement son analyse, je dirai que les communautés gays et lesbiennes  contemporaines sont largement le produit du développement capitaliste des 19e et 20e siècles […]. Lier l’émergence de ce qui peut être appelé aujourd’hui la classique identité lesbienne/gay à une force de travail « libre » dans le système capitaliste n’est pas nouveau. […]. Mais à y voir de plus prêt, l’apparition, la consolidation et le développement de l’identité lesbienne/gay prennent largement place entre 1945 et 1973.

    Ils émergent graduellement des vagues de répressions politiques et sociales (fascisme et stalinisme en Europe ; prohibition puis maccarthyisme aux Etats-Unis) qui débutent lors de la Grande dépression des années 1930. L’identité gay est tributaire de la prospérité grandissante des classes ouvrière et moyenne, catalysées par de profonds changements structurels, des années 1940 aux années 1970 (des bouleversements de la Seconde guerre mondiale à la radicalisation de masse des années 68). Elle a donc été façonnée, à bien des égards, par le mode d’accumulation capitaliste que certains économistes ont appelé « fordisme », et en particulier par la société de consommation de masse et le Welfare State.

    Après 1945, dans les pays capitalistes avancés, le niveau de vie de la classe ouvrière augmente de façon spectaculaire : la croissance de la productivité du travail correspond très largement à l’augmentation des salaires réels, qui soutient celle de la demande effective ; diverses formes d’assurances sociales amortissent les coups qui frappent les salarié·e·s dans les creux des cycles économiques. En conséquence, pour la première fois, des masses de travailleur·euses ou d’étudiant·e·s peuvent vivre indépendemment de leurs familles.

Défier les conventions : une première étape

Ces transformations ont ouvert une brèche dans la polarisation de genre, caractéristique de la classe ouvrière, quelle que soit son orientation sexuelle, durant les premières décennies du 20e siècle. […] La croissance rapide des secteurs des services et des loisirs a créé plus d’emplois dans les pays développés (pour les hommes, sinon pour les femmes), parfois plus perméables que les cols bleus aux perspectives de transformation des relations entre les sexes.

    Dans les années 1950 et 1960, la combinaison des possibilités économiques grandissantes et de la remise en cause des rôles entre les sexes a permis à un nombre croissant de personnes de défier les conventions, de former des couples lesbiens/gays, ainsi que des communautés. Seules les restrictions posées par la loi, la police, les employeur·euses, les propriétaires, empêchaient encore les gens de vivre ouvertement leur homosexualité. Le mouvement lesbien/gay des années 1960 et 1970 s’est ainsi rebellé contre ces contraintes, inspiré en cela par les vagues de rebellions sociales portées par les noirs, les jeunes, les pacifistes, les féministes et (en tout cas dans certains pays européens) la classe ouvrière.

    La seconde vague de féminisme a été cardinale pour en finir avec (ou du moins confiner à la culture underground) le modèle de la femme virile (butch), encore largement hégémonique dans les subcultures lesbiennes des années 1950. Dans les années 1970, pour la première fois dans l’histoire des pays impérialistes, les premières victoires juridiques ont rendu possible la création au grand jour de communautés lesbiennes/gays.

Des identités lesbiennes/gays favorables au marché

Les conditions qui ont initialement façonné les identités émergentes lesbiennes/gays n’ont pas duré. A l’onde longue à tonalité dépressive qui commence dans les années 1974-1975 s’ajoute l’offensive néolibérale. Très schématiquement, celle-ci a comporté : le passage à des techniques de production « toyotistes » (à flux tendu) ; la mondialisation économique, la libéralisation et la dérégulation ; une augmentation de la richesse et du pouvoir du capital au dépend du travail ; une croissance des inégalités entre pays (crise de la dette et politiques d’ajustement structurel) et au sein de chaque pays (impôts régressifs, « réformes » du système de sécurité sociale et attaques antisyndicales) ; une consommation de luxe qui remplace de plus en plus la consommation de masse en tant que moteur de la croissance économique. Cette offensive, parmi d’autres, a fragmenté le monde du travail. L’écart s’est creusé entre les salarié·e·s (mieux ou plus mal payés, avec CDI ou CDD, immigrés ou nationaux, employés ou chômeurs). […]

    Tout comme son émergence, le déclin du fordisme a eu un impact sur les identités, les communautés et les orientations politiques LGBT. Il n’y a évidemment pas de relation de cause à effet entre les développements sociaux et économiques et les transformations des identités culturelles, politiques et sexuelles. Tout comme pour les autres catégories de la population, un grand nombre d’institutions produisent l’idéologie et l’identité lesbiennes/gays au sein de leurs communautés et font la médiation entre cette catégorie sous-jacente et les dynamiques sociales. Cependant, il existe certaines tendances qui correspondent à un changement des dynamiques de classe, et qui s’expriment par la modification des rapports de force en leur sein.

D’une part, les scènes commerciales gays et les identités sexuelles qui s’y rapportent ont progressé et se sont consolidées dans nombre de parties du monde. Particulièrement, mais pas seulement, dans les pays impérialistes, elles ont continué à se développer et à étayer l’identité gay/lesbienne, notamment au sein des classes moyennes et des couches supérieures de la classe ouvrière qui se sont enrichies dans les années 1980 et 1990. […]

    L’influence idéologique et culturelle des identités gays au sein des communautés LGBT s’étend au-delà des couches les plus privilégiées où de telles identités s’adaptent aisément à la vie des gens. Dans les pays capitalistes avancés, malgré la prolifération de sites web et de zines [publications à faible diffusion, souvent auto-produites, NDT] qui définissent les identités et les subcultures de minorités parmi les minorités, les livres, les périodiques, les vidéos les plus diffusées tendent à être plus étroitement liés au nouveau courant mainstream de la classe moyenne gay. Même les transgenres pauvres et les queers, dont les vies sont très éloignées des représentations de la classe moyenne gay, incoporent souvent des aspects de la culture gay dominante à leurs aspirations et à leurs fantasmes.

    Trois aspects de l’identité lesbienne/gay – qui s’est stabilisée au début des années 1980 – se sont bien adaptés au climat social de plus en plus conservateur : l’auto-définition de la communauté en tant que minorité stable, sa tendance croissante au conformisme de genre, et la marginalisation de sa propre minorité sexuelle. […]

Une ghettoïsation choisie ?

L’auto-définition des gays et lesbiennes en tant que groupe minoritaire a incarné une  réalité profonde de leur vie telle qu’elle se dessine dans les années 1970. Dans la mesure où lesbiennes et gays étaient de plus en plus caractérisés comme des personnes rattachées à une communauté particulière (fréquentant ses propres bars, discos et saunas, dirigeant certaines entreprises et, pour le moins aux Etats-Unis, vivant dans des quartiers particuliers), elles/ils étaient plus ghettoïsés qu’avant et plus clairement démarqués d’une majorité définie comme hétérosexuelle.

    La tendance des premiers théoriciens de la libération lesbienne/gay à questionner les catégories d’hétérosexualité et d’homosexualité, à mettre l’accent sur la fluidité de l’identité sexuelle et à spéculer sur la bisexualité universelle s’est estompée, à mesure que la réalité matérielle de la communauté se rigidifiait. De cette façon, le mouvement pour les droits des lesbiennes et des gays ne courrait plus le risque d’apparaître comme sexuellement subversif par rapport à l’ensemble de l’ordre sexuel.

    Le déclin des jeux de rôle de la femme virile (butch) et du gay stéréotypé (camp culture) a contribué à normaliser les identités gays/lesbiennes. Au fil des années 1970, comme les drag Queens ­– qui avaient joué un rôle phare dans la révolte de Stonewall (New York, 1969) – ont pu le constater, le non conformisme de genre a décru dans beaucoup d’espaces queers, à mesure que la tolérance sociale envers les gays et lesbiennes augmentait. Les drags sont devenues anormales et même embarrassantes dans le contexte des représentations androgynes en vogue dans ces années-là. […]
 

Une minorité des minorités opprimées

Contrairement à la rhétorique homophobe véhiculée notamment par la droite, les couples prospères sur lesquels les magazines lesbiens/gays dominants  se sont focalisés, n’ont jamais figuré le type queer. Des données rassemblées aux Etats-Unis dans les années 1990 suggèrent aussi que les femmes lesbiennes et bisexuelles sont toujours les moins susceptibles d’obtenir un emploi qualifié ou technique, mais les plus à même d’occuper un emploi dans les services ou l’artisanat ; les homosexuels et les hommes bisexuels sont quant à eux plus susceptibles d’obtenir des emplois qualifiés, techniques, dans la vente, les bureaux ou les services, mais les moins à même d’occuper des postes de direction.[…]

    Gays et lesbiennes demeurent sous-représentés parmi les tranches de revenus les plus élevés (50 000$ ou plus), alors que les homosexuels hommes sont surreprésentés dans les tranches de revenus les plus bas (30 000$ ou moins). D’autres données montrent, qu’en tenant compte des différences de formation, d’âge, ainsi que d’autres facteurs, les gays et bisexuels hommes gagnent 11 à 27 % de moins que les hétérosexuels.

    Le développement de communautés queers gravitant autour de la scène commerciale gays n’a pas amélioré la situation des queers à faible revenu. C’est le cas en particulier dans les pays capitalistes avancés, comme les Etats-Unis et, dans une moindre mesure, la Grande Bretagne, où le Welfare State a été démantelé par le reaganisme et le thatcherisme, les syndicats ont été fortement affaiblis, et l’inégalité a rapidement crû ; une inégalité économique qui n’a évidemment pas épargné la communauté LGBT.

    Au moment où, dans les dernières décennies, les attaques contre les pauvres et les minorités s’accentuent au sein de la société, et plus particulièrement dans le discours politique, les queers à faible revenu, les transgenres, la jeunesse de la rue et les queers de couleur en subissent les conséquences de différentes manières. Les queers, plus susceptibles d’être privés de réseaux de soutien familial, sont aussi plus affectés par les inégalités de salaire, à mesure que le filet de sécurité social s’effiloche.

    […] Plus les revenus des jeunes queers sont faibles, plus fragiles sont leurs perspectives d’emploi, moins  ils s’identifient à – ou veulent rejoindre – la communauté lesbienne/gay, telle qu’elle s’est développée depuis les années 1960-1970. […] De plus, cette génération a grandi dans des structures familiales différenciées et mouvantes, rendant peu plausible l’idée de modeler le ménage lesbien/gay sur le modèle traditionnel hétérosexuel.

    La marginalisation économique et l’aliénation culturelle sont étroitement liées dans l’émergence du milieu queer. Ainsi, il demeure difficile de savoir dans quelle mesure la pauvreté est cause d’aliénation, dans quelle mesure le choix d’un style de vie queer contribue à une pauvreté plus ou moins volontaire, et dans quelle mesure certains gays issus de la classe moyenne choisissent de s’habiller et parler comme des clochards. Mais la corrélation entre la baisse des revenus et l’auto-identification queer semble indubitable

Baisse des revenus et auto-identification queer

Au cours des années 1980 et 1990, la tendance dominante, calquée essentiellement sur le quotidien des lesbiennes/gays les plus prospères, consiste à se définir comme une minorité stable et distincte, inclinant de manière croissante vers le conformisme de genre et la marginalisation de ses propres minorités sexuelles. Par contraste, les identités non conformistes de personnes de même sexe, nées au sein de couches plus marginalisées de la société, ont tendance à s’identifier à des communautés plus larges d’opprimé·e·s et d’insoumis·e·s et à résister aux normes dominantes de genre.

    Les identités queers définies par la marginalisation fondée sur l’âge, la classe sociale, la religion et/ou l’éthnicité concordent avec la croissance ou la persistance de diverses subculures, qui ont été écartées de la scène commerciale parce qu’elles constituaient au mieux des marchés de niche (spécialisés), au pire des marchés illégaux. La relation entre les identités queers et les pratiques sexuelles marginales est insaisissable, mais il apparaît néanmoins qu’il y a une sorte de corrélation. De nombreux queers confinent bien sûr leur révolte sexuelle à la défense d’un  type de bars particulier. Mais plus les gens sont attachés à leur identité sexuelle, plus réticents ils sont de les abandonner sur leur lieu de travail ou en public.

    Et ce n’est pas un hasard si, plus les transgenres ou les « cuirs » sont visibles, moins ils sont susceptibles d’obtenir des emplois à plein temps, bien rémunérés et permanents qui, dans les économies post-fordistes, sont devenus des denrées rares et convoitées. Plus encore : certaines personnes sont totalement ou virtuellement incapables de cacher certains aspects de leur identité, en particulier les attitudes efféminées pour les hommes ou la virilité pour les femmes, qui sont souvent justement ou injustement associées aux sexualités queers. Volontairement ou involontairement, les signes révélateurs d’une déviance sexuelle conduisent les directions à exclure certaines personnes des professions qualifiées ou des services, quand ce n’est pas l’hostilité des collègues qui en contraint d’autres à fuir ou à éviter certains lieux de travail.

    Il n’en résulte pas une stricte corrélation entre l’identité queer et l’appartenance à une classe sociale particulière ; au contraire, les lesbiennes et les gays issus de la classe ouvrière réagissent parfois contre certains groupes qui s’auto-définissent comme queers quand ceux-ci réclament une visibilité qui rendrait leur vie plus difficile, en particulier sur leurs lieux de travail ou dans leurs communautés. Mais il semble y avoir corrélation entre les identités queers et des secteurs particuliers de la classe ouvrière (en moyenne plus jeunes, moins qualifiés, moins organisés et moins rémunérés) qui se sont développés depuis les années 1970.

    Une partie de la jeune génération queer a repris et, d’une certaine manière, remis au goût du jour certaines aspirations à des pratiques sexuelles stigmatisées qui avaient vu le jour durant la guerre des sexes du début des années 1980. Par exemple, les jeunes transgenres semblent plus susceptibles de combattre les identités de genre qu’il semble difficile d’inclure dans des rôles féminins ou masculins existants. […]

« Les Queers rendent coup pour coup »

Cette description des racines sociales du mouvement queer peut nous aider à comprendre plusieurs aspects positifs de l’orientation politique de ce courant et certaines de ses limites. Commençons par ses aspects positifs :
7 Compte-tenu de l’éloignement queer du mainstream ghettoïsé lesbien/gay, l’orientation politique queer est anti-assimilationniste, rassembleuse et diverse. Elle refuse de s’adapter à un quelconque modèle de respectablité lesbien/gay. C’est un espace où beaucoup de LGBT, moins bien reçus ailleurs (comme les transgenres, les intersexes, les bisexuel·les et ceux qui pratiquent le SM), sont bienvenu-e-s et visibles. Etre queer n’est pas considéré comme une manière d’être unique mais comme une position dissidente qui respecte les différences.

7 Les queers n’ont aucun accès aux structures de pouvoir politiques que les lesbiennes et les gays de l’establishment ont construites depuis des années. Ainsi quand elles/ils s’engagent en politique, elles/ils le font de manière militante, en entretenant la tradition de l’action directe inaugurée par Act Up (et dans une large mesure reprise, même s’il l’avoue rarement, par le mouvement altermondialiste) […] Les groupes Queer Nation ont utilisé ce genre de tactique au niveau le plus local. Elles/ils ont éclairé la dictature de la norme hétérosexuelle en tenant des kiss-ins entre personnes de même sexe dans des bars non gays et répondant à la violence homophobe par le slogan « Les queers rendent coup pour coup » (“Queers bash back!”) (même si, que je sache, cela est resté de l’ordre du slogan). […]

7 Rejetant la ghettoïsation, les queers réaffirment la fluidité du désir et de l’identité sexuelle proclamée par les pionnier·e·s de la libération lesbienne/gay dans les années 1960 et 1970, et définie ensuite comme une potentielle bisexualité universelle ou une aspiration à la « perversité polymorphe » (notion freudienne reprise par Herbert Marcuse). Les queers rejettent donc la vision des gays et des lesbiennes comme une minorité statique de la population, image que les courants les plus modérés prennent pour base afin de réclamer l’égalité des droits (« on n’y peut rien, on est né ainsi, ce n’est pas juste de nous discriminer parce qu’il n’y en aura pas plus comme nous si vous nous tolérez ») […]. Elles/ils insistent sur le fait que le monde entier devrait être « queered » c’est-à-dire ouvert aux possibilités queers.

7 Compte-tenu du caractère international de l’offensive néolibérale qui a donné naissance à la scène queer, la militance queer est par principe internationaliste, même si la liste des dix lieux dans lesquels ont pris place, entre 1998 et 2007, les queeruptions donnent une idée des limites de cet internationalisme […] Elles ont toutes eu lieu dans les pays les plus riches du monde. […] les limites géographiques des queers ne sont probablement pas un hasard ; elles reflètent le fait que la dissidence sexuelle prend des formes bien différentes lorsqu’elle est issue des pays capitalistes impérialistes ou non. […]

Une orientation politique à la marge

Quels facteurs rendent plus difficile aux militant·e·s queers de s’associer aux autres révoltes LGBT dans le monde et, encore moins, à la classe ouvrière ou aux mouvements féministes ?

    Le conservatisme sexuel d’autres mouvements sociaux est un premier facteur. Dans beaucoup de pays, le mouvement ouvrier et même les féministes reflètent l’hétérosexisme de leurs sociétés. Dans d’autres pays, où les préjugés anti-LGBT sont moins bien acceptés, les mouvements sociaux du mainstream, souvent alliés des classes moyennes, s’associent avec les organisations lesbiennes/gays modérées plutôt qu’avec les groupes radicaux. […]
    Comme nous l’avons souligné ci-dessus, les LGBT issus de la classe ouvrière, les LGBT de couleur et d’autres groupes particulièrement opprimés se sentent parfois obligés de mettre en sourdine leur sexualité dans le but de se fondre dans des communautés plus larges. Nombre de LGBT hésitent donc à s’associer avec des queers. De plus, les groupes queers n’ont souvent tout simplement pas la taille ou le poids institutionnel pour se rendre intéressants aux yeux des grandes organisations sociales.

    D’autres facteurs isolent les militant·e·s queers et reflètent parfois leurs propres limites politiques :

Le côté anti-organisationnel, la tendance Do it yourself de certains groupes queers, peut renforcer leur homogénéité sociale. La spontanéité, les actions de type informel sont plus faciles à mener quand les militant·e·s ont en gros les mêmes backgrounds, les mêmes styles de vie et les mêmes situations sociales […].

La marginalité sociale, dont les militant·e·s queers font parfois l’expérence, semble les amener à choisir la marginalité politique, en se coupant d’eux-mêmes d’autres LGBT qui pourraient sympathiser avec leurs orientations. Par exemple, la commercialisation et la dépolitisation des lesbiennes/gays prides explique en partie l’allergie de beaucoup de militant·e·s queer pour ce genre de manifestation ; mais se tenir à l’écart des prides peut les priver d’accès à une large audience potentielle.

De même, l’allergie des militant·e·s queers à l’institution du mariage et à la demande d’assimilation que cela suppose peut être compréhensible et même justifiée. Mais des centaines de LGBT pauvres et issus de la classe ouvrière ont des raisons très pragmatiques pour demander cette égalité de traitement. […]

L’activisme politique queer peut presque imperceptiblement se transformer en subculture. Ceci peut être une force, dans la mesure où la politique est enracinée dans la vie d’une communauté. Mais cela peut parfois conduire certains militant·e·s queers à privilégier des aspects culturels et choisis de l’identité LGBT, plutôt que d’autres, involontaires et socialement construits. Or beaucoup de LGBT n’envisagent pas qu’il y ait quelque chose de choisi dans leur identité. […] Il est important de penser que l’identité est fluide et malléable, mais qu’en même temps elle est très forte et stable. L’accent mis sur les aspects culturels plutôt que matériels de l’identité peut également rendre l’orientation politique queer moins attrayante pour des migrant·e·s ou des noirs LBGT qui sont plus susceptibles de subir l’oppression dans leur vie de tous les jours.

Les militant·e·s queers ne semblent pas avoir une vision très claire de la société qu’elles/ils aimeraient. C’est bien compréhensible, puisque l’orientation queer a émergé précisément durant la période où les conceptions traditionnelles du socialisme ont été très largement discréditées. Mais l’orientation queer qui exprime une profonde révolte contre la vie que les queers sont contraints de mener dans le système capitaliste patriarcal reste incomplète, si elles/ils n’y ajoutent pas un rejet explicite du capitalisme patriarcal. […]

La diversité est une force

Certains groupes souffrent de telles faiblesses, d’autres les ont dépassées ou au moins s’y essaient. C’est une raison d’espérer qu’un courant radical queer émerge, mieux organisé, plus orienté vers le large éventail des personnes LGBT, plus divers ethniquement, plus véritablement international dans ces orientations politiques, plus matérialiste et profond dans ses analyses, et qu’ainsi il puisse poser les bases d’un mouvement queer tout à la fois anticapitaliste et féministe. 

Peter Drucker*

*    Activiste gay aux Pays Bas, Peter Drucker a notamment édité un ouvrage sur les homosexualités dans les pays du tiers-monde (« Different Rainbows », Londres, Gay’s Men Press, 2000). « The New Sexual Radicalism » ; http://www.internationalviewpoint.org/spip.php?article1866. Traduction de l’anglais, titre, intertitres et coupures de Stéfanie Prezioso. La version originale complète de cet article comporte quelques indications bibliographiques en anglais que nous n’avons pas reproduites ici.