A qui profite le franc fort ?

A qui profite le franc fort ?



La hausse brutale du franc suisse ces
derniers mois et les interventions de la Banque nationale suisse (BNS)
puis du Conseil fédéral destinées à en
réduire les effets ont suscité de nombreux débats
publics. Pour mieux en saisir les enjeux, notre rédaction
s’est entretenue avec Sébastien Guex, professeur à
l’Université de Lausanne et spécialiste de
l’histoire financière et monétaire de la
Confédération.

Comment expliquer la hausse brutale du franc suisse depuis quelques mois ?

   
La crise économique internationale à laquelle nous
assistons depuis 2008 a conduit à l’explosion de
l’endettement public. Cela pour deux raisons au moins :
elle a accéléré la chute des recettes
étatiques déjà mises à mal par trente ans
de politique fiscale néolibérale, et les Etats ont
été amenés à renflouer de façon
massive les banques en difficulté. Le déficit des grands
Etats a atteint un niveau si élevé, pour certains plus
élevé encore que durant la Deuxième guerre
mondiale !, que les investisseurs (banques, assurances,
gestionnaires de fonds) craignent un défaut de paiement.

    Dans cette situation tendue, en raison de
l’excellente santé de ses finances publiques, la Suisse
apparaît comme un havre de sécurité pour les
investisseurs inquiets, qui achètent donc du franc. Il faut
souligner au passage à quel point le patronat suisse s’en
sort bien dans le cadre de cette crise. La balance des transactions
courantes helvétiques, c’est-à-dire le solde des
flux monétaires du pays résultant des échanges
internationaux de biens et services, a ainsi conclu sur des
énormes excédents entre 2007 et 2011, alors que celle de
la plupart des pays industrialisés, excepté
l’Allemagne, connaît de profonds déficits.

    Non seulement le franc est devenu un refuge de
premier choix mais, en raison de sa hausse continue, il a fini par
devenir un objet de spéculation, ce qui n’a fait
qu’accélérer sa réévaluation,
d’environ 40 % par rapport à l’euro et au
dollar.

Le franc fort fait-il réellement peser une grave menace sur la santé économique du pays ?

Les milieux patronaux, dont le discours est abondamment relayé
par les médias, se plaignent énormément du franc
fort. Ce discours revêt une fonction idéologique :
il s’agit de préparer le terrain pour faire payer la
hausse du franc aux salarié·e·s, en refusant les
augmentations de salaires annuelles, en introduisant des heures
supplémentaires, en accroissant la pression sur le rythme du
travail, sous couvert de chantage à la délocalisation.

    Ce faisant, les milieux patronaux cachent que le
franc fort peut constituer de gros avantages pour eux : il
permet ainsi le rachat d’entreprises à
l’étrangers par les multinationales helvétiques
à des prix préférentiels. Citons l’exemple
de l’entreprise Lonza qui contraint ses
salarié·e·s à une prolongation de leur
horaire de travail sans hausse de salaire, et qui dans le même
temps s’empare pour 1,2 milliard de dollars d’un de ses
principaux concurrent, le groupe américain Arch Chemicals.
Durant ces derniers mois, les sociétés helvétiques
ont fait des orgies d’acquisitions d’entreprises à
l’étranger. Les salarié·e·s
doivent-ils accepter de tels sacrifices quand leurs entreprises ont les
moyens de réaliser de si gros investissements ?

    De plus, le franc fort permet aux entreprises
suisses d’acheter leurs matières premières bien
meilleur marché, sans parler des produits semi-finis.

    Enfin, sur le long terme l’appréciation
du franc ne peut que profiter à la place financière car
une monnaie forte constitue une base essentielle pour l’expansion
internationale du secteur financier.

Le franc fort n’a quand même pas que des vertus positives pour le patronat ?

Il faut certes nuancer le tableau dans la mesure où la hausse
d’une monnaie peut représenter un handicap pour certaines
fractions du patronat lorsque, poussée par la
spéculation, elle est trop rapide et trop ample. C’est le
cas du franc suisse durant ces dernières semaines : son
appréciation a été telle qu’elle a
indéniablement commencé à représenter une
entrave aux exportations, à favoriser les importations au
détriment des entreprises produisant pour le marché
intérieur et à affecter le secteur touristique qui
représente beaucoup d’emplois en Suisse.

    Il faut d’autre part rappeler que la hausse du
franc a des conséquences dramatiques pour les ménages de
certains pays de l’Est tels la Hongrie qui ont contracté
une part importante de leurs hypothèques et plus
généralement de leurs emprunts en franc suisse.

Que penser des interventions de la BNS pour faire baisser le franc ?

Ces interventions ont débuté au printemps 2010 :
consistant à acheter directement des euros ou des dollars pour
tenter d’affaiblir le franc, elles ont été
d’une efficacité limitée et lui ont
occasionné d’énormes pertes. Aujourd’hui,
échaudée par cette expérience, la BNS intervient
à nouveau par un autre biais, en mettant des sommes
astronomiques à disposition des banques, mais nul ne sait si
cette stratégie sera plus efficace que la première. En
revanche, une chose est sûre : la BNS veut faire assumer ses
pertes aux contribuables, par le biais d’une suspension du
versement annuel de 2,5 milliards qu’elle accorde aux
collectivités publiques. On voit donc que la fameuse
« indépendance » de la BNS, celle-ci a
en effet le statut d’une banque semi-privée, est en
réalité une soumission à la politique de ceux qui,
patronat en tête, réclament une cure
d’austérité pour l’Etat.

Face à la crise du franc fort, quelles sont les
revendications que doit avancer une gauche digne de ce nom pour
défendre les salarié·e·s ?

Elle doit articuler ses réponses autour d’une idée
: ce n’est pas aux travailleurs·euses de payer une crise
dont ils ne sont en rien responsables. Il faut rappeler ici que les
banques suisses elles-mêmes spéculent massivement contre
le franc ! D’ailleurs, la hausse du franc témoigne
de l’excellente santé de l’économie suisse,
ce qui rend particulièrement injustifiés les sacrifices
demandés aux salarié·e·s. Exiger
l’ouverture des livres de comptes des entreprises pour savoir
dans quelle mesure elles sont véritablement mises ou non en
difficulté me paraît être une démarche
indispensable.

    Il faut en outre refuser la suppression du versement
que fait la BNS aux collectivités et exiger au contraire que
celle-ci verse chaque année 90% de son bénéfice
à ces dernières, contre quelque chose de l’ordre de
20% en moyenne durant ces dernières années, ce qui
représente un pourcentage très faible en comparaison
internationale.

    Il s’agit également de ne pas tomber
dans l’illusion qu’on trouve souvent dans le mouvement
syndical ou social-démocrate qu’il y aurait un
« bon » patronat industriel créateur
d’emploi qu’il faudrait défendre contre le mauvais
capital financier qui, lui, ne ferait que spéculer contre le
franc. Aujourd’hui en effet, toutes les multinationales
industrielles sont dotées de volumineuses trésoreries
avec lesquelles elles spéculent tout autant que les banques.

    Partir des intérêts des
salarié·e·s, c’est dire que la politique
monétaire doit être au service du plus grand nombre. Le
cours du franc suisse ne doit plus être laissé au bon
vouloir des cercles financiers et des spéculateurs. Cela
signifie notamment que l’Etat doit instaurer un contrôle
des changes, la seule manière efficace de maîtriser le
cours d’une monnaie. En complément, pour affaiblir le
franc, au lieu d’acheter des devises à perte ou de mettre
à disposition des banques des sommes énormes, la BNS
devrait financer un plan d’investissement sur dix ans, de
l’ordre de 200 milliards de francs, répondant aux besoins
écologiques et sociaux de la majorité
(développement de transports publics et baisse de leur prix,
plan d’isolation des bâtiments, construction massive de
logements bon marché, etc.). De tels investissements rendraient
les spéculateurs méfiants et les détourneraient du
franc. 

Propos recueillis pour solidaritéS par Hadrien Buclin