La révolution spectaculaire de Libye discréditée par le racisme

La révolution spectaculaire de Libye discréditée par le racisme

Le meurtre d’hommes noirs,
consécutif à la rébellion libyenne,
révèle une société profondément
divisée par les décennies de pouvoir de Muammar Kadhafi.
Le cadre politique de la révolte a été, dès
le début, biaisé par l’absence de réel
mouvement d’opposition organisé. Aujourd’hui, la
violence à l’égard des noirs éteint
l’impulsion émancipatrice du 17 février.

 
«Il ne fait pas bon d’être un homme noir en
Libye » rapporte Alex Thomson sur la 4ème chaine de
News on Sunday. Kim Sengupta, quant à lui, fait état,
à l’Independent, de 30 corps gisant en pleine
décomposition à Tripoli. La majeure partie
d’entre-eux, de prétendus mercenaires au service de
Muammar Kadhafi, étaient noirs. Ils ont été
tués dans un hôpital improvisé, certains sur les
civières, d’autres dans l’ambulance.
« Les Libyens n’aiment pas les personnes à
peau foncée » explique un milicien en
référence à des arrestations de noirs.

Racialisation du conflit

A la base de ces meurtres, une rumeur, disséminée
très tôt au sein de la rébellion, selon laquelle
des mercenaires africains avaient été lâchés
contre l’opposition. Donatella Rivera, d’Amnesty
International, fut parmi les chercheur-e-s qui examinèrent cette
allégation et qui n’y trouvèrent aucune preuve.
Peter Boukaert, de Human Rights Watch, de la même manière,
n’a pas pu « identifier un seul
mercenaire » parmi la quantité d’hommes
arrêtés et faussement labellisés par les
journalistes en tant que tels.

    Tapi derrière ces meurtres, se trouve le
racisme. La Libye est une nation africaine. Cependant, le terme
« africains » est utilisé, en Libye,
en référence à la minorité noire du pays.
La chercheuse d’Amnesty International, Diana Eltahawy, dit que
les rebelles qui prennent le contrôle de la Libye se sont
enfoncés dans la « xénophobie
existante ». Le New York Times fait
référence à des « connotations
racistes », mais, parfois, le racisme est explicite. Un
slogan rebelle peint à Misrata lors d’un hommage aux
combats porte l’inscription  « la brigade de
purge des esclaves, des peaux noires ». Parmi les
conséquences de ce racisme : des arrestations massives
d’hommes noirs ainsi que d’effroyables tueries. Il
s’agit là d’atrocités parmi d’autres
pour lesquelles les organisations de droits humains condamnent les
rebelles. La racialisation de ce conflit ne se limite pas à la
haine des « africains ». Les graffitis des
rebelles dépeignent souvent Kadhafi comme un juif
démoniaque.

La faiblesse de la révolte  en cause

Comment en est-on arrivé là ? Une
révolution spectaculaire, parlant le langage de la
démocratie et faite d’un courage immense face à la
répression brutale, a été
discréditée. Le racisme n’a pas commencé
avec la rébellion – le régime de Kadhafi a
exploité deux millions de travailleurs migrants tout en les
discriminant – mais il s’est installé avec la haine
des rebelles à l’égard du régime autoritaire
et violent qu’ils viennent juste de remplacer.

    Une explication à cela repose sur la
faiblesse de la révolte elle-même. Son
déclenchement, le 17 février, s’est fondé
sur une alliance entre les activistes des droits humains de la classe
moyenne et la classe ouvrière des villes de l’est comme
Benghazi. Au lieu du délitement face à la
répression, la rébellion s’est propagée
à de nouvelles villes. Des membres du régime, voyant les
inscriptions sur les murs, ont commencé à se retirer. Les
leaders militaires et politiques ainsi que les milieux d’affaires
et du monde académique se sont rangés du
côté des rebelles.

    Mais le problème est que le mouvement
émergeait de nulle part. Contrairement à
l’Égypte, où une décennie d’activisme
et d’insurrection ouvrière avait alimenté les
réseaux de militants et de syndicats capables de mettre en
déroute la dictature, la Libye ne disposait pas du moindre
espace pour l’opposition de la société civile. En
conséquence, il n’y avait aucune structure
institutionnelle capable d’exprimer les revendications du
mouvement, aucun syndicat indépendant et certainement que
très peu de voix à l’organisation de la gauche.
Dans cet espace, se sont alors imposés ceux qui disposaient des
plus grandes ressources – les anciens notables, les hommes
d’affaires, les professionnels tout comme les exilés. Ce
sont eux qui ont formé le Conseil national de transition (CNT).

Un bouc émissaire pour l’élite conservatrice

L’ascendant de l’élite relativement conservatrice et
l’absence d’opposition ont biaisé le cadre politique
de la rébellion. Nous entendons parler « des
masses », et de
« solidarité ». Mais les masses
peuvent reposer sur différentes bases, dont certaines
réactionnaires, d’autres solidaires et d’autres
encore sectaires. Le bouc-émissaire, soit le travailleur noir,
fait sens du point de vue des élites. Pour elles, la Libye
n’était pas une société divisée en
classes dont beaucoup d’entre elles auraient profité.
Elles se sont unies contre des usurpateurs non-résidents, des
étrangers et ont survécu grâce aux puissances
étrangères. Plus Kadhafi obtenait de succès
à stabiliser son régime, plus les explications
données à cette consolidation reposaient sur
l’axiome selon lequel « Kadhafi nous tue avec ses
africains ». (…)

    Dans d’autres conditions, peut-être,
l’unité entre les opprimés aurait pu être
possible. Mais cela aurait nécessité une alliance plus
radicale, une alliance potentiellement périlleuse pour ceux qui
se présentaient à la succession de Kadhafi. En
l’état, le succès des rebelles contient une
défaite tragique. L’impulsion émancipatrice
initiale du 17 février gît maintenant à
côté des corps des « africains »
de Tripoli.

Richard Seymour

Publié par The Guardian, 30 août 2011

Traduction et adaptation : Isabelle Lucas