Asile: le rejet du futur dans le néant

Psychologue sociale, professeure à l’Université de Genève, Margarita Sanchez-Mazas vient de publier l’ouvrage «La construction de l’invisibilité. Suppression de l’aide sociale dans le domaine de l’asile»1 (2011, i e s éditions). Ce livre reprend les résultats d’une étude de terrain portant sur les cantons de Genève, Vaud, Berne et Zurich et recueillant les témoignages de migrant·e·s concernés par cette mesure – au moment de l’étude les personnes frappées d’une décision de non entrée en matière – et de différents experts et acteurs institutionnels et associatifs. Cette question reste d’une criante actualité, la suppression de l’aide sociale concernant désormais, depuis le 1er janvier 2008, l’ensemble des débouté·e·s de l’asile.

Au moment où les responsables de l’asile réaffirment l’orientation d’une politique d’asile misant sur des mesures dissuasives et répressives, les résultats de cette étude permettent d’attirer l’attention sur certains effets pervers non prévus et qui contribuent à l’émergence d’un phénomène désigné comme une «construction de l’invisibilité».

Nous publions ici la retranscription de la conférence que l’auteure a donnée le 13 septembre 2011 à la Haute Ecole de Travail Social de Genève, à l’occasion de la sortie du livre. Elle y retrace la genèse de la suppression de l’aide sociale et de la mise en œuvre cantonale du système d’aide d’urgence et traite des obstacles au retour. Ceux-ci sont non seulement envisagés du point de vue du risque de persécution ou du projet migratoire, mais aussi comme conséquence d’une politique dissuasive qui induit des résistances ou qui réduit à néant la capacité à se projeter dans l’avenir. Nous reproduisons ci-dessous des extraits de cette conférence et renvoyons les lecteurs à l’ouvrage pour les questions non traitées ici, telles que la survie des personnes dans «l’invisibilité» ou encore l’action des milieux associatifs ou de l’entraide pour contrer cette politique et venir en aide aux migrant·e·s. (réd)

 

Provoquer les « disparitions volontaires »

Pour comprendre comment on en est arrivé à la mesure de suppression de l’aide sociale, en rupture avec le traitement réservé jusque là à l’ensemble des requérant·e·s, j’évoquerai trois éléments. D’abord cette mesure a été inspirée par une proposition contenue dans une initiative de l’UDC pourtant rejetée par le peuple en 2002 qui préconisait de n’accorder aux requérant·e·s d’asile qu’une aide en nature. Ensuite, elle a été préparée par le rapport Führer-Gerber (du nom de la conseillère d’Etat UDC zurichoise et du directeur de l’Office des Migrations, aujourd’hui ODM) qui préconisait des «incitations institutionnelles et individuelles» pour réduire l’effectif de personnes se trouvant dans le processus d’asile en suscitant au besoin, les «disparitions volontaires». Enfin, elle a été justifiée par des arguments budgétaires, dans la lancée de la politique fédérale de «frein à l’endettement» plébiscitée par le peuple en 2001 et qui a été à l’origine du plan d’allègement budgétaire de la confédération de 2003, connu sous le nom de PAB2003. Une disposition de ce PAB, prise de manière assez subreptice, a fait passer une catégorie des requérant·e·s d’asile, les personnes frappées de la décision de non-entrée en matière (NEM), de la législation sur l’asile à la législation relative aux étranger·e·s. Dans ce transfert, les personnes sont passées d’un cadre législatif prévoyant l’aide sociale à un cadre prévoyant des mesures de contrainte et de répression envers les étranger·e·s en situation de séjour illégal. L’article 44a inséré dans la loi sur l’asile a donc rendu possible d’appliquer la mesure de suppression de l’aide sociale à une catégorie de requérant·e·s avant même que la loi sur l’asile – qui incluait encore l’aide sociale – n’ait fait l’objet d’une révision soumise à votation.

 

Un groupe cible :
les « NEM »

C’est ainsi que les personnes NEM ont représenté le groupe idéal sur lequel tester une politique appelée à être étendue à d’autres catégories de requérant·e·s. Et en effet, ces personnes ont constitué un groupe cible optimal à différents points de vue:

– d’abord, par leur nombre, près de 10000 au moment de l’introduction de la mesure de suppression d’aide sociale, ce qui représentait exactement le nombre de personnes articulé dans le PAB comme devant sortir du domaine de l’asile;

– ensuite par leurs caractéristiques sociologiques, puisqu’il s’agissait en grande majorité d’homme jeunes et célibataires, dont le cas était de nature à susciter moins de réactions de la part des ONG ou de la société civile que des personnes déboutées ayant séjourné plus longtemps en Suisse, plus insérées et plus souvent en famille. Les NEM pouvaient de surcroît mieux incarner la figure du «faux requérant» qui s’est développée à partir du début des années 90, notamment au moment du scandale des «scènes ouvertes de la drogue» en 1993 et qui a justifié l’adoption des mesures de contrainte envers les étrangers·ères illégaux;

– enfin, en renforcement des deux premiers aspects, par le fait que les demandes d’asile traitées par la NEM renvoient à des motifs le plus souvent déconnectés des situations de persécution proprement dites, puisque les raisons de la NEM ont progressivement concerné des éléments tels que la provenance d’un pays sûr ou d’un pays de transit ou la non possession de documents de voyage ou de papiers d’identité, qui, soit dit en passant, peut être précisément le signe de la persécution.

Or, si la mesure de suppression de l’aide sociale visait expressément à inciter les personnes au départ, elle s’est heurtée à une réalité où il est extrêmement difficile et, dans une proportion significative de cas, impossible de renvoyer les personnes censées quitter immédiatement le territoire (par ex. en cas d’absence d’accords de réadmission avec les pays de provenance ou de l’impossibilité d’établir l’identité des personnes concernées). La problématique qui est au cœur de notre étude est celle du conflit entre une politique entièrement finalisée par le renvoi et ces obstacles. Nous avons donc analysé le système qui a été mis en place pour «gérer» ce volant de requérant·e·s destinés à partir mais qui restent néanmoins en Suisse pour des périodes variables.

 

L’aide d’urgence, instrument de dissuasion

En ce qui concerne la «gestion» des requérant·e·s privés d’aide sociale, les dispositifs mis en place par les cantons sont ancrés dans l’article constitutionnel (Art. 12 Cst) établissant le droit à une aide d’urgence. Celle-ci peut être octroyée à quiconque se retrouve dans une situation de détresse – indépendamment de son statut légal ou des raisons pour lesquelles il se retrouve dans une situation de détresse. Elle implique l’octroi temporaire de moyens de ne pas mourir de faim et de froid, afin de survivre dans des conditions «conformes à la dignité humaine».

Notre analyse des dispositifs qui se sont mis en place dans les cantons nous amène à affirmer qu’appliquée au domaine de l’asile, l’aide d’urgence s’est transformée en un dispositif destiné à rendre les conditions de vie particulièrement difficiles, voire intenables en Suisse, en vue d’amener les personnes à se résoudre d’elles-mêmes à partir. Elle devient un instrument de dissuasion et de contrainte, certes avec des variantes cantonales en fonction des rapports de force politiques, des traditions d’accueil, du tissu associatif, mais marqué par certaines constantes:

– D’abord, l’octroi de l’aide en nature – au-delà du problème que représente dans notre société la privation totale d’argent – rend le «bénéficiaire» de l’aide d’urgence totalement dépendant de l’autorité qui délivre l’aide, le contraint à se présenter aux autorités de police à des intervalles rapprochés, et à s’adresser quotidiennement, pour ses besoins vitaux les plus fondamentaux, à l’administration qui délivre des bons ou des barquettes préemballées de nourriture, de même que des articles d’hygiène ou de la poudre à lessive.

– Ensuite, l’hébergement dans des centres collectifs isolés place les personnes dans la sphère de contrôle de l’autorité dans tous les aspects de leur vie quotidienne. Les solutions d’hébergement ont été variables d’un canton à l’autre, allant d’un régime quasi concentrationnaire avec fouilles à l’entrée, interdiction de visites, devoir de présence pour avoir droit à l’aide alimentaire, à des régimes plus ouverts, mais invariablement privés de soutien psychosocial, l’assistance ayant été remplacée par diverses formes de surveillance: intendants sociaux, concierges-gestionnaires ou agents de sécurité privée.

– S’ajoute à cela la privation de mobilité, problématique en raison du caractère le plus souvent excentré des lieux d’habitation et l’absence de titres de transport. De manière paradoxale, dans une perspective d’empêcher l’établissement de liens entre les personnes dans les centres et avec des représentant·e·s des milieux de l’entraide ou de personnes privées, un système dit de «dynamisation», obligeant les requérant·e·s à changer de centre toutes les semaines, a été mis en place dans le canton de Zurich. Les requérant·e·s devaient ainsi se transférer sans moyens de transport d’un centre à l’autre sur des distances pouvant couvrir 20km ou plus (seuls des vélos ou des parapluies étaient parfois mis à disposition).

– Enfin, il est indispensable de souligner les pressions de toute nature – confinant parfois à l’intimidation ou l’humiliation – subies par les personnes soumises à ce régime.

 

Des témoignages convergents

Nous avons interrogé 32 migrant·e·s frappés de NEM et 39 spécialistes (représentant·e·s des autorités, des ONG, membres des milieux associatifs, travailleurs·euses sociaux et de la santé). 

Au sujet de l’exercice de la contrainte, les témoignages des experts en attestent largement. Ainsi, en ce qui concerne l’autorisation qui doit être délivrée pour obtenir l’aide d’urgence, un responsable genevois précise par exemple: «On les revoit tous les 5 jours, c’est un gros travail, ils viennent se présenter, on essaye de les convaincre d’aller voir le Bureau d’aide au retour de la Croix-Rouge, on garde la pression, le contrôle, si on la lâche, on perd en efficacité et surtout on ne ferait plus notre travail qui est celui d’appliquer une loi. La loi dit de précariser le séjour des gens, de le réglementer davantage et ces gens vont finir par partir.»

De même, en ce qui concerne le vécu des personnes NEM à l’aide d’urgence, il ressort de nos entretiens que l’action des autorités a bien eu les effets attendus en termes d’assujettissement et d’humiliation, comme en témoigne une personne frappée de NEM à Genève: «Si tu as la possibilité de suivre un NEM qui va prendre un tampon, tu l’accompagnes pour voir comment les gens sont apeurés, comment ils les traitent. Ce n’est pas possible. Des fois la veille avant d’aller je piquais la diarrhée, je ne dormais pas. Il y a aussi la peur d’être renvoyé, mais c’est la manière dont on te traite. L’idée d’aller se faire humilier et tu n’as pas le choix, ça va pas, il y a des choses qu’on n’arrive pas à accepter intérieurement, et tu n’as pas le choix, tu es obligé d’aller te faire humilier.»

De manière générale, les résultats de notre étude tendent à montrer que l’utilisation de l’aide d’urgence dans le cadre de la politique d’asile conduit à un certain nombre de renversements

– Contrairement à la finalité de l’aide d’urgence qui est de permettre à l’individu, par une reprise d’autonomie, de s’arracher à une situation de détresse, nous avons ici la production institutionnelle d’une situation de détresse sur un groupe entier, qui n’a d’ailleurs en commun que d’appartenir à une même catégorie administrative et de devoir quitter la Suisse;

– Contrairement à une aide ponctuelle qui doit permettre de survivre en dignité sur une période de temps limitée et transitoire, nous avons un véritable système permettant de tenir un collectif sous contrôle et d’exercer sur lui une action destinée à le démoraliser et à le priver de tout moyen de mener une existence digne et autonome;

– Contrairement à une action de professionnels en vue d’un objectif d’intégration, nous avons une action visant explicitement l’exclusion, laquelle implique cependant ces mêmes professionnels qui se retrouvent dans des dilemmes éthiques inextricables (par ex. devant le «tourisme sanitaire» à Genève), dans l’impuissance ou le désarroi.

Les résultats de l’étude relative au vécu des personnes NEM illustrent l’importance des problèmes dans lesquels elles se sont retrouvées, comme en témoigne par exemple cette personne à Zurich qui s’est privée de nourriture pendant des jours pour pouvoir acquérir un abonnement Alle Zonen. Lors d’un second entretien, elle déclare: «Mais où est-ce que j’irais? Pour voyager, il faut un but, un endroit où voyager. Mais je n’ai rien. Je ne fais rien. Alors où pourrais-je voyager?»

 

Une politique contre-productive

Ce qu’il importe d’interroger ici est l’impact de cette politique par rapport aux objectifs officiels escomptés. Ce traitement et ces pressions sont-ils de nature à amener les personnes à quitter le territoire, ce qui est le but recherché par les dispositions prises?

Là aussi, les résultats de notre étude sont clairs. Il ressort en effet que:

– la majorité des personnes, 2/3 d’entre elles au moment de l’enquête, ne sont pas entrées dans l’aide d’urgence mais n’ont pas pour autant quitté la Suisse;

– le nombre de renvois contrôlés par les cantons est infime (6%) malgré l’incitation fédérale de CHF 1000.- par renvoi versée au canton (alors qu’au départ le forfait fédéral d’aide d’urgence était de CHF 600.-, versé une fois par personne);

– certains responsables affirment dans les entretiens avoir tout essayé sans réussir à faire partir un certain nombre de personnes;

– parmi les personnes qui quittent la Suisse, il y en a une proportion significative qui revient;

– aucun·e de nos répondant·e·s n’est, au moment des entretiens, en train de préparer son départ ou de l’envisager.

A partir de ces résultats, faut-il simplement conclure que le système dissuasif ne marche pas, qu’il ne produit pas les effets escomptés? Notre argumentation dans ce livre va plus loin. Elle consiste à dire que le dispositif d’aide d’urgence – et cette politique «incitative» dans son ensemble – produit des effets pervers, contraires à ceux qui ont été recherchés. Autrement dit, la politique dissuasive ne dissuade nullement, mais tend au contraire à empêcher les retours volontaires. Cette politique bloque les gens sur place car elle crée des obstacles au retour comme conséquence de la dissuasion. La combinaison d’un traitement intenable sur la durée et des obstacles au retour contribue à l’émergence du phénomène que nous pointons dans cet ouvrage, la production de la disparition des personnes – leur invisibilisation – tenue pour être un effet direct d’une politique qui s’emploie à faire partir les gens.

 

Les obstacles au retour

L’analyse que nous avons effectuée identifie des obstacles au retour qui sont inhérents à la politique dissuasive et qui sont propres aux conditions faites aux personnes pendant leur séjour en Suisse (il y a bien entendu dans divers cas de nos répondant·e·s, des obstacles liés à la réalité de la persécution et aux situations problématiques en termes de risques pour la personne ou son entourage, dans les pays d’origine). L’identification et l’analyse de ce type d’obstacles est un apport spécifique de notre travail. Il s’agit d’empêchements générés par une politique entièrement finalisée par l’objectif de faciliter les renvois et cherchant à agir sur la personne pour que son départ apparaisse comme volontaire. A cet égard, nous pensons avoir mis en lumière trois types d’effets, trois modalités de réaction des personnes à la politique dite incitative.

Le premier type de réaction concerne la volonté de partir et renvoie à une attitude de refus, de résistance. Ainsi un spécialiste genevois affirme, à propos de la consultation du bureau d’aide au départ: «Avant ils étaient plus enclins à se dire je vais aller voir si un jour je dois partir, comme ça j’aurais déjà fait la démarche. […] Les gens venaient donc plus librement nous voir. A partir de cette date, de cette restriction, on a eu plus de peine à faire notre travail de conviction. On dit toujours que la pression sur les gens, le fait d’être mis sur le départ, n’aide pas la décision de partir de manière volontaire.» Comme l’affirme aussi ce requérant frappé de NEM à Lausanne: «Plus les gens ont le dos au mur, et plus ça pousse les gens au sacrifice suprême, rester là quoi qu’il arrive. Avec un système plus libéral, il y aurait plus de retours volontaires.»

Nous avons analysé ce type de réaction en termes de réactance psychologique, une expression issue de la recherche en psychologie sociale qui désigne le processus de rétablissement d’une liberté menacée, la motivation à exercer un contrôle dans la situation où cette liberté et ce contrôle sont menacés. Nous avançons que les pressions au départ amènent bon nombre de personnes à vouloir rester à tout prix, malgré la précarisation de leurs conditions, afin de rétablir cette liberté. En vertu de ce mécanisme, de manière paradoxale, les personnes veulent rester non pas malgré les pressions mais à cause de ces pressions.

Le second type de réaction contraste avec le premier et peut lui succéder. Il concerne non pas la volonté de rester mais la capacité à partir. Malgré les nouvelles approches des politiques publiques préconisant l’«activation» et la «capacitation» des personnes, nous nous trouvons ici dans un cas de figure où l’action délibérée de l’Etat est de les «incapaciter», de les affaiblir, de les rendre impuissants. Cela ressort de divers témoignages. Ainsi un requérant de Genève affirme: «On s’auto-méprise car on nous méprise. C’est ça le système qui est mis en place pour que les gens s’autodétruisent, la politique mise en place c’est ça, que les gens s’autodétruisent. Ce n’est pas un fait nouveau de la Suisse. En plus c’est contre-productif, comme ça on n’arrive plus à rentrer.» L’impossibilité d’envisager un départ, voire même un projet, ressort de ce témoignage d’une personne à Lausanne: «Bon, le principe est que les gens partent, mais la réalité de terrain fait que les gens sont dépossédés de leur volonté, de leur capacité à décider. Les gens sont amorphes, il y en a qui disent à d’autres: il faut bouger toi, un homme n’est pas comme ça. Il y en a qui restent à rien faire, ils sont cloués.» Ces propos de personnes concernées sont d’ailleurs corroborés par une spécialiste bernoise pour qui «ces personnes sans autorisation de séjour subissent une mort sociale. C’est comme avec les malades souffrant de démence. Ils perdent leur personalité, ils s’avilissent, ils dépendent totalement des autres et ensuite ils acceptent tout bonnement tout ce qu’on leur dit. Ils mènent une vie de dépendance complète et ils s’isolent.».

Cette réaction renvoie à un phénomène étudié également en psychologie sociale sous le nom d’impuissance acquise. Il désigne la perte de la capacité de l’individu à avoir une influence sur son environnement pour produire des effets désirables ou éviter les effets indésirables. L’individu privé de contrôle apprend qu’il existe une relation d’indépendance entre son comportement et les événements qui surviennent et continue de penser cela lorsqu’il est placé dans une nouvelle situation. Nous avançons ici que le séjour prolongé dans des conditions de grande précarité réduisent à néant la capacité à formuler un projet, voire à avoir une prise quelconque sur sa destinée. George Orwell exprime cela dans son récit sur l’expérience de «la dèche» à Paris et Londres lorsqu’il dit avoir découvert que «la misère a la vertu de rejeter le futur dans le néant».

Le troisième type de réaction touche la relation du migrant avec son pays d’origine. Il renvoie à un problème de reconnaissance et de maintien de la face. Il concerne l’impossibilité du retour dans une situation où le projet migratoire a échoué ou dans un état tel d’affaiblissement qu’il est inenvisageable de se présenter chez soi. Tel ce migrant qui avait accepté le retour volontaire mais a changé d’avis lorsqu’on lui a annoncé que celui-ci aurait lieu dans les 15 jours: il avait perdu 20 kg.

Les propos d’un migrant à Genève révèlant cette hantise de perdre la face: «Toute la famille s’est cotisée pour me permettre de partir, les attentes sont grandes, les espoirs sont sur moi. Le retour c’est difficile car c’est un échec, et si on avait la possibilité de gagner sa propre vie et on n’avait pas réussi ok. Mais là on est face à un mur, on n’arrive pas à comprendre pourquoi on ne nous veut pas, on se pose des questions, on n’arrive pas à se convaincre de rentrer. On préfère souffrir dans l’ombre que vivre l’échec devant la famille.»

En effet, la honte et la culpabilité issues de l’échec du projet migratoire ont pour conséquences la rupture des liens du migrant avec sa famille, des mécanismes de déni, de dissimulation ou d’occultation de la vie menée dans l’exil, ou encore des réactions d’incrédulité ou des attitudes accusatrices de la part de la famille. De ce point de vue, il est indispensable de questionner l’imaginaire de la migration, la position, voire le statut social dans lequel est placé le migrant ou une famille qui «a un migrant». En bref, il est très problématique de renvoyer une personne vers un endroit avec lequel elle a coupé les liens, ne serait-ce que parce qu’elle ne peut rien y envoyer.

 

La production de l’invisibilité

Ces trois types de mécanismes interviennent dans l’émergence de l’invisibilité comme phénomène induit par les politiques d’asile dissuasives. Ces politiques contribuent à produire sur le plan social, politique et juridique l’invisibilité, la présence de personnes dans un «hors social», hors contrôle et hors statistiques. Elles provoquent un déplacement de l’asile vers la clandestinité et posent des problèmes majeurs en termes de droits, de santé publique et de sécurité de même qu’au niveau du travail des acteurs du domaine de l’asile, sans parler de la surexploitation des personnes exclues de toute réglementation, autant de thèmes abordés dans l’ouvrage.

Pour conclure, il importe de souligner que cette politique a suscité de vives critiques de la part de nombreux acteurs-trices impliqués – y compris parmi les responsables de sa mise en œuvre. Il faut ajouter, à la lumière de nos résultats, qu’elle provoque aussi l’incompréhension des migrant·e·s concernés, qui se retrouvent dans un «non-statut», dans la position paradoxale d’«illégaux officiels» à qui l’on fournit des documents pour l’aide d’urgence mais qui peuvent être emprisonnés à tout moment pour séjour illégal. La question de l’inactivité est également cruciale dans cette problématique, tant en termes de possibilités de gain qu’en termes d’identité et de dignité. En leur interdisant toute activité rémunérée (hormis quelques gains extrêmement limités dans certains cantons), on les oblige à se couper de la société dans laquelle on veut les faire retourner. Il est donc impératif de reconsidérer une politique absurde, pleine de contradictions et d’effets pervers (qui amène par exemple les personnes à préférer le séjour en prison), une politique qui de surcroît n’apparaît pas aussi payante en termes d’économies (les coûts de l’encadrement sont extrêmement élevés, en atteste le passage du forfait fédéral de 600 à CHF 1200.- puis à CHF 6000.- en 4 ans!) mais certainement très payante en termes de bénéfices électoraux. 

 

Margarita Sanchez-Mazas