"La fraude fiscale fait partie du modèle d'affaires des banques suisses"

Les attaques conte le secret bancaire, en particulier menées par le gouvernement étasunien, continuent d’inquiéter les milieux d’affaires et la classe politique helvétiques. Pour mieux comprendre les enjeux de ce feuilleton à rebondissements, notre rédaction s’est entretenue avec Sébastien Guex, professeur d’histoire à l’université de Lausanne et spécialiste de la place financière suisse.

Après la découverte, en 2007–2008, des menées d’UBS aux Etats-Unis, qui aidait des millionnaires à frauder le fisc de leur pays, les milieux bancaires suisses ont annoncé que la fraude fiscale appartenait désormais au passé. A en croire le fisc et la justice étasuniens, les banques suisses ont pourtant récidivé ?

Absolument, le fisc et la justice ont des preuves sérieuses selon lesquelles 11 banques suisses, parmi lesquelles des instituts aussi importants que le Crédit Suisse ou encore la Banque cantonale de Zurich, ont aidé une partie de la clientèle d’UBS aux Etats-Unis à frauder le fisc après 2008, c’est-à-dire après les démarches lancées par la justice étasunienne contre UBS. Cela montre à quel point les banques suisses ont intégré la fraude fiscale comme un des piliers de leur « modèle d’affaires » : une de leur consœur passe à deux doigts de la faillite, les autres, au lieu de se montrer méfiantes et de changer de stratégie, se ruent sur sa clientèle qu’elles espèrent récupérer avec les mêmes méthodes de fraude ! C’est une leçon de choses, dans la mesure où les milieux bancaires n’ont pas arrêté de dire ces dernières années que la fraude fiscale relevait de cas isolés et était le fait d’employés de seconde zone qui avaient fauté. On voit au contraire que la fraude fiscale est menée au plus haut niveau : ainsi, Konrad Hummler, le patron de la banque Wegelin qui a été vendue à la Raiffeisen pour échapper aux poursuites de la justice étasunienne, a été pendant des années président de l’Association suisse des banquiers privés. Et au moment même où il aidait les riches Américains à frauder le fisc, il a été nommé président du Conseil d’administration du quotidien le plus influent du pays, la Neue Zürcher Zeitung – un quotidien qui n’a de cesse d’affirmer que la fraude fiscale est une pratique marginale pour les banques suisses !

Quelle est la stratégie mise en œuvre par les autorités helvétiques pour venir en aide aux banques suisses menacées aux Etats-Unis ?

Les autorités suisses sont prêtes à céder sur un point : elles accepteraient des demandes d’entraide groupées de la part du fisc étasunien. C’est cet accord qui a été ratifié par le parlement il y a quelques jours et que l’UDC a combattu jusqu’au bout, ce qui montre au passage que le parti du « peuple » est surtout le meilleur défenseur des grands fraudeurs et des banques. Le « deal » serait qu’en échange de cette nouvelle convention de double imposition avec les Etats-Unis, ces derniers acceptent un accord à l’amiable s’agissant des dix autres banques suisses qui, outre Wegelin (un relativement petit poisson d’ailleurs), sont encore menacées par la justice étasunienne. Toutefois, les Etats-Unis continuent à demander dans le cadre de cet accord une amende d’une dizaine de milliards de francs suisses, somme qui est considérée comme trop élevée par les banques suisses et les autorités.

 

Qu’est-ce que ces « demandes groupées » du fisc étasunien changeraient par rapport à la pratique actuelle ?

Jusqu’à présent, quand le fisc étasunien faisait une demande d’entraide au fisc suisse, il devait motiver sa demande en donnant le nom du fraudeur soupçonné, le nom de la banque suisse incriminée et une description plausible de ce qui leur est reproché. Sans ces informations précises, l’entraide fiscale de la Suisse était refusée. Avec le nouvel accord, le fisc étasunien pourrait se contenter de donner des informations plus vagues, reposant sur des « modèles de comportement » : ainsi par exemple, le fisc étasunien pourrait venir en disant : « nous avons des indices montrant qu’une société écran a été mise sur pied en Suisse », et malgré la faible précision de tels soupçons, le fisc suisse devrait mener l’enquête. Tout l’enjeu, qui dépendra du rapport de force à venir, sera de déterminer le degré de précision de ces « modèles de comportement ». Les Etats-Unis essaieront de faire en sorte que ce nouvel accord s’applique de façon à ressembler le plus possible à ce qu’ils appellent une fishing expedition, qui représente une hantise pour les autorités suisses. La fishing expedition permettrait au fisc étasunien de donner un simple nom ou numéro de compte, et les autorités fiscales helvétiques devraient mener l’enquête auprès des 360 banques suisses pour le trouver… Mais on en est encore loin.

 

Qu’est-ce qui motive les autorités étasuniennes à s’attaquer au secret bancaire suisse ?

Il y a sans doute en partie la volonté de la part de l’administration Obama de montrer à l’électorat qu’il entreprend quelque chose contre la fraude fiscale des riches. Mais aussi, comme ce dernier veut éviter à tout prix un bras de fer avec les banques étasuniennes elles-mêmes (qui sont des bailleurs de fonds de sa campagne électorale), il est plus commode pour lui de s’attaquer à des banques étrangères?; les banques étasuniennes peuvent même espérer récupérer une partie de leur clientèle.

 

Et avec les autres pays de l’OCDE, est-ce que les autorités suisses ont réussi à mettre fin aux attaques contre le secret bancaire ?

La situation reste encore difficile car le projet mis en avant par les banquiers helvétiques, les « accords Rubik », ne sont pas encore ratifiés, notamment pas par l’Allemagne. Rubik serait très favorable aux fraudeurs ayant des comptes en Suisse puisqu’il s’agit d’un impôt libératoire à la source, autrement dit d’une sorte d’amnistie fiscale pour ceux qui ont fraudé, qui n’auraient à payer que 25 à 35 % d’impôts sur leur fortune. Plus précieux encore pour ces fraudeurs, la source de leur fortune fraudée – c’est-à-dire des revenus non déclarés – pourrait être maintenue secrète. L’impôt libératoire permettrait aussi de diminuer considérablement l’imposition sur l’héritage. Pour le moment, une des deux chambres du parlement allemand, le Landtag, dominé par le SPD, refuse de ratifier l’accord, non pas que les sociaux-­démocrates allemands s’opposent sur le fond à cette amnistie fiscale pour les fraudeurs, mais parce qu’ils l’estiment un peu trop bon marché pour ces derniers.

A ce sujet, le Parti socialiste suisse lui aussi tient un discours ambigu sur le secret bancaire ?

Effectivement, le Parti socialiste suisse ne sait pas sur quel pied danser. Il pourrait demander une concession substantielle en faveur d’un affaiblissement du secret bancaire, comme il le faisait encore il y a quelques décennies. Il pourrait par exemple demander l’échange automatique d’informations – ce dont les partis bourgeois ne veulent pas entendre parler. Ou alors, comme concession un peu plus consensuelle, il pourrait au moins exiger la suppression de la distinction entre fraude et soustraction fiscale simple en Suisse même, puisque cette distinction a été supprimée pour les fiscs étrangers qui font une demande d’entraide en Suisse. On se retrouve aujourd’hui dans une situation particulièrement surréaliste où le fisc suisse n’a même pas le droit d’utiliser les informations qu’il transmet au fisc étranger dans le cadre de ses propres investigations. Autrement dit, les fiscs étrangers bénéficient de conditions plus favorables pour lutter contre la fraude fiscale commise en Suisse que le fisc helvétique lui-même ! Même la Conférence des directeurs cantonaux des finances, à majorité bourgeoise, s’en offusque. Au lieu de cela, le Parti socialiste s’est contenté de demander – ce qui est essentiellement symbolique – que le Conseil fédéral s’engage à exiger des clients étrangers des banques suisses une déclaration selon laquelle l’argent déposé n’est pas fraudé. Mais rien évidemment ne prouverait qu’une telle déclaration soit autre chose qu’un chiffon de papier. Ce faisant, le Parti socialiste donne un blanc seing à la stratégie dite de « l’argent propre » vantée par les autorités suisses et qui est en large part de la poudre aux yeux. 

 

Propos recueillis par Hadrien Buclin