Petits arrangements entre amis au sommet de l'état

Depuis quelques jours, la révélation de pratiques de corruption secoue la haute administration fédérale. Après le cas Hildebrand, s’agit-il d’une nouvelle illustration des liens incestueux qui lient les sphères supérieures de l’Etat aux milieux d’affaires ?

 

S’il fallait dresser une liste des lieux de pouvoirs par excellence au sein de l’Etat suisse, l’Administration fédérale des contributions (AFC) disputerait à n’en pas douter le haut du tableau: dès lors, il n’est pas anodin que celui qui dirigeait le fisc fédéral depuis 12 ans, Urs Ursprung, ait pu attribuer des millions de francs de marchés publics en violant les règles du droit en vigueur. En particulier, Ursprung ne publiait pas d’appel d’offres pour la mise au point des systèmes informatiques de l’AFC, allant jusqu’à signer 35 contrats consécutifs avec la même entreprise. Le Ministère public a par ailleurs ouvert une enquête pénale contre un subordonné direct d’Ursprung, le chef du service informatique, qui était en sous-main actionnaire d’une firme qui a livré des centaines d’écrans plats à la Confédération. La supérieure d’Ursprung, la Conseillère fédérale Evelyne Widmer-Schlumpf, était au courant depuis deux ans des pratiques présumées délictueuses de son subordonné, qu’elle a manifestement couvertes.

 

Un cas parmi d’autres ?

L’affaire Ursprung ne semble pas constituer un cas isolé: elle pourrait être au contraire emblématique des phénomènes de copinage établis entre des entreprises privées et les sommets de l’Etat, ces entreprises offrant parfois à certains hauts fonctionnaires plus ou moins complaisants des possibilités de reconversion bien rémunérée. L’ancien conseiller fédéral socialiste Moritz Leuenberger, qui avait la haute main sur l’attribution des chantiers publics, a ainsi reçu dès son départ du gouvernement un siège au conseil d’administration de la plus grande entreprise de construction du pays, Implenia.

     Il y a peu, une enquête du journal de gauche suisse alémanique WochenZeitung révélait un autre cas de violation des règles d’attribution des marchés publics à l’Office fédéral des migrations : les missions d’encadrement des migrants, là encore, ne faisaient pas l’objet d’appel d’offres, l’Office réservant le monopole de cette activité à une seule entreprise. De même, une enquête du Ministère public est toujours en cours contre un haut fonctionnaire du Département de l’environnement soupçonné d’avoir touché des pots-de-vin en échange de l’attribution de gros contrats de télécommunication. Enfin, depuis la révélation du cas Ursprung, la Délégation des finances des chambres fédérales a reçu plusieurs dénonciations de cas suspects dans d’autres services.

     Les enjeux économiques sont de taille : les marchés attribués par les collectivités publiques suisses représentent chaque année 34 milliards de francs, soit 25 % de leurs dépenses, ou 8 % du PIB helvétique. Ce secteur a pris d’autant plus d’importance ces dernières années que l’Etat était soumis à une cure d’amaigrissement importante: la Confédération a ainsi supprimé 1 500 places de travail ces dix dernières années. Des tâches naguère assumées par des employés de la Confédération, par exemple dans le secteur informatique, sont aujourd’hui prises en charge par des entreprises qui dégagent au passage des marges bénéficiaires importantes; avec des résultats souvent peu concluants, comme l’ont illustré il y a peu les 700 millions investis par Ueli Maurer dans le système de conduite des Forces terrestres de l’armée, système qui reste en partie inexploitable.

     Face à la forte croissance des marchés publics, les procédures de contrôle, en particulier dans les administrations cantonales, sont souvent sous-développées, comme le relève le président de l’association Transparency International, interviewé par la WochenZeitung du 28 juin. De même, le droit des marchés publics demeure lacunaire: ainsi, une violation des règles de ce dernier ne se solde pas par une procédure pénale.

 

Les leçons de l’UDC

Il y a quelques mois, l’affaire Hildebrand avait permis à l’UDC de se poser en grande défenseuse de la moralité des institutions publiques, en exigeant le départ du chef de la BNS. Une affaire qui tombait à pic pour l’UDC, puisqu’elle permettait à Blocher de faire oublier que quelques semaines plus tôt, son protégé Bruno Zuppiger avait dû se retirer de la course au Conseil fédéral, parce qu’il était soupçonné d’avoir détourné un héritage dont il était l’exécuteur testamentaire. L’affaire Ursprung rappelle que l’UDC n’a pas de leçons de morale à donner aux autres partis bourgeois, puisque le chef démissionnaire de l’AFC n’était autre qu’un membre du parti. Durant sa période « agrarienne » en Argovie, Ursprung avait eu, selon une enquête du Tages-Anzeiger du 20 juin dernier, l’occasion de tisser des liens étroits avec les milieux économiques, auxquels il a su se montrer fidèle par la suite, durant son mandat fédéral : en 2008, il parvient ainsi à faire passer de justesse, avec 50,5 % de votes positifs, la « 2e réforme de l’imposition des entreprises », combattue en référendum par la gauche. A cette époque déjà, la transparence ne semblait pas être le fort d’Ursprung: pendant la campagne de votation, il avait prédit des pertes fiscales au profit des actionnaires à hauteur de 83 millions pour la Confédération et de 850 millions pour les cantons. Trois ans plus tard ­– les calculettes informatiques sous-traitées par Ursprung paraissant décidément capricieuses –, l’estimation des pertes fiscales a singulièrement gonflé, passant à 10 milliards sur dix ans.

     De l’affaire Hildebrand au cas Ursprung, on notera toutefois un progrès notable : si Hildebrand était parti en empochant une indemnité de 994 000 francs, Ursprung a renoncé à la sienne.

 

Hadrien Buclin