Du bon usage de l'Europe

 

L’industrie des sondages prétend d’habitude qu’elle ne fait que fournir des photographies de l’opinion publique à un moment donné. Or tout bon photographe sait combien l’art du cadrage permet de faire dire une chose ou une autre à une photo. Les sondages ne sont pas différents du cadrage. Comme une certaine tradition critique de la sociologie (P. Bourdieu, P. Champagne) l’a depuis longtemps montré, ils participent pleinement à la fabrication de l’opinion publique et ne sont pas ce révélateur neutre qu’ils disent être.

Le dernier sondage de l’Institut gfs.bern, consacré aux relations entre la Suisse et l’Europe est, de ce point de vue, emblématique. Son point de départ est la votation du 6 décembre 1992 sur l’Espace économique européen (EEE). Il demande donc aux sondé·e·s si le rejet de l’entrée dans l’EEE était une bonne ou une mauvaise décision. Question biaisée, évidemment : qui se rappelle ce qu’était l’EEE à l’époque, qui sait ce qu’elle est actuellement et ce qu’elle serait devenue avec la participation de la Suisse ? Les personnes interrogées ne répondent donc pas vraiment à la question, mais bien à celle qui est sous-jacente, à savoir l’adhésion à l’Union euro-péenne, qui, elle, n’a jamais été soumise à votation populaire. Du reste, tous les commentateurs des médias qui se sont précipités sur ce nouvel os à ronger ont parlé d’adhésion à l’Europe. Exit l’EEE, prétexte et repoussoir, servant à plébisciter ensuite les négociations bilatérales avec l’Union européenne. Les sondé·e·s sont du reste amenés naturellement vers cette option, puisque, pour vérifier la représentativité de l’enquête, est-il dit, on leur demande s’ils se souviennent de leur vote lors de la décision sur les bilatérales en 2000.

En principe, la majorité de 63 % des sondé·e·s qui soutiennent ainsi la voie bilatérale aurait dû déplaire aux partisan·e·s de Blocher, qui fêtaient – avec quelques jours d’avance sur le calendrier, mais au moment de la publication du sondage ! – l’anniversaire du rejet de l’EEE à Bienne. Le vieux renard de la politique suisse a toutefois suffisamment de tours dans son sac pour faire oublier qu’à l’époque, son parti ne défendait pas les bilatérales, mais bien le cavalier seul de la Suisse, l’Alleingang. Peu importe, pour Blocher et ses lieute-nant·e·s, tout ce qui est arrivé ensuite à la politique économique de la Suisse est issu de leur victoire un 6 décembre 1992. Il faut dire qu’ils jouent sur du velours, pour le moment. L’Union européenne (UE) est en crise, personne n’a envie de partager le sort de la population grecque, espagnole ou portugaise. La situation en matière éducative, sociale, hospitalière, etc. en Suisse n’a pas (encore ?) les traits hideux qui la défigurent dans les pays voisins. Et la libre circulation des personnes avec l’UE, tel que le patronat suisse la conçoit, est devenue synonyme de dumping salarial. L’accroissement formidable des inégalités sociales en Helvétie passe, comme la précarisation, pour une loi de la nature. La marginalisation sociale d’une partie de la population reste encore peu visible.

Les europhiles, comme le conseiller national socialiste Roger Nordmann, qui commentait les résultats du sondage et les déclarations de Christophe Blocher au Téléjournal le 2 décembre, passent comme chat sur braise sur le contenu politique et social de l’UE, pour ne faire de l’adhésion qu’une question d’efficacité démocratique. La législation suisse s’adapte de plus en plus à l’Union, il faut donc être là où les choses se décident. Un peu court, jeune homme ! Surtout lorsque l’on sait comment et où les décisions réelles sont prises en Europe.

Ce que ni Blocher ni Nordmann n’abordent, pour des raisons diverses évidemment, c’est la question de l’unité des salarié·e·s pour riposter à la crise. Sur ce plan, la Confédération européenne des syndicats et ses membres, comme les fédérations syndicales dans les différents pays, sont particulièrement déficients. Alors que l’industrie automobile européenne se restructure en jouant les sites de production et les pays les uns contre les autres pour dégrader plus encore les conditions de travail et de salaire, aucun mouvement de riposte digne de ce nom n’existe, hormis quelques résistances locales. Tant que cette troisième force, celle de la mobilisation indépendante des salarié·e·s – dont on a vu quelques prémisses lors de la grève générale européenne du 14 novembre – ne s’affirmera pas clairement sur la scène européenne, Blocher et Nordmann continueront d’occuper les estrades. Et, franchement, cela n’a rien de réjouissant. 

 

Daniel Süri