Le soutien financier suisse au régime de l’apartheid

Le soutien financier suisse au régime de l’apartheid


Depuis plusieurs années, une large coalition sud-africaine, le Jubilee 2000, qui regroupe 4000 ONG, demande l’indemnisation des victimes du régime d’apartheid et l’annulation de toutes les dettes de l’Afrique du Sud datant de l’époque de l’apartheid. Ce n’est néanmoins que récemment que les revendications de cette coalition ont été relayées assez largement par les médias helvétiques. Cet écho, certes tardif, s’explique en partie par le dépôt d’une plainte collective, soutenue par le Jubilee 2000 et lancée par les avocats Charles Abrahams et Micheal Hausfeld en novembre 2002, accusant vingt banques et entreprises occidentales – parmi lesquelles le Crédit Suisse et l’UBS – d’avoir «aidé et encouragé» les crimes du régime raciste. Cette plainte collective ainsi que la divulgation d’un certain nombre de «nouveaux» éléments liés à la forte collaboration entre les services de renseignement suisses et sud-africains durant l’apartheid ont amené un regain d’intérêt public pour la question des relations entre la Suisse et l’Afrique du Sud.


Il s’agit dans cet article d’éclairer par une perspective historique l’évolution, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’à l’abolition officielle du régime de l’apartheid (juin 1991), de ces liens, ainsi que les enjeux pour les investisseurs helvétiques de s’implanter sur ce marché1.


L’intérêt des milieux bancaires suisses au développement des liens financiers


Du côté des cercles financiers suisses, en particulier du côté des trois grandes banques helvétiques de l’époque – l’UBS, le Crédit suisse et la SBS – les possibilités offertes par l’Afrique du Sud suscitent un vif intérêt dès la fin du second conflit mondial. Les considérables réserves d’or qui font de ce pays le plus gros producteur mondial de métal jaune donnent aux créanciers de fortes garanties quant à ses possibilités de paiement. De plus, la conquête de ce marché représente une éventuelle expansion vers d’autres pays africains limitrophes. Un stimulant supplémentaire de l’intérêt porté au partenaire sud-africain réside dans le fait que les banques helvétiques possèdent des réserves considérables de capitaux à l’issue de la guerre et cherchent de nouveaux débouchés. A ces aspects d’ordre économique s’ajoute un autre élément, d’ordre idéologique celui-là: une affinité, sur fond d’anti-communisme et de croyance en la supériorité de la race blanche, entre certains membres de l’élite helvétique et l’establishment sud-africain.


Les banquiers helvétiques répondent au besoin massif de capitaux étrangers auquel fait face l’Afrique du Sud pour le développement de son infrastructure industrielle et minière par l’octroi, dès 1950, d’importants crédits et, ainsi, s’aménagent une place de choix sur ce marché des plus prometteurs.


L’UBS a été la première des banques suisses fortement intéressée à développer l’exportation de capitaux vers l’Afrique du Sud. Ainsi, elle crée dés 1948 le South Africa Trust Fund (SAFIT) par l’intermédiaire d’une société financière détenue à 100%. Le capital du fonds est au départ essentiellement placé dans des sociétés financières et minières sud-africaines, notamment dans celles appartenant au groupe de l’Anglo American Corporation de la famille Oppenheimer.


«Condamnations morales» et intensification des affaires


On assiste aux premières réactions internationales à l’encontre du régime sud-africain suite au massacre de Sharpeville en mars 1960, où des manifestants sont tués par la police, alors qu’ils réagissent contre une mesure des plus discriminatoires: les «Pass Law» (sortes de passeports permettant de contrôler et d’enregistrer les déplacements de la population noire). Fin 1962, l’Assemblée générale de l’ONU recommande la rupture des relations diplomatiques et commerciales, transports compris. En 1963, le Conseil de sécurité de l’ONU recommande un embargo sur les exportations de matériel de guerre.


La Suisse annonce quant à elle en décembre 1963 l’interdiction d’exporter du matériel de guerre, mais, mises à part les «condamnations morales» de l’apartheid exprimées à plusieurs reprises par les autorités, ces dernières refusent toute sanction économique. Les relations entre les deux pays vont alors s’intensifier durant cette période qui voit une importante croissance économique de l’Afrique du Sud. De nombreuses filiales d’entreprises suisses sont ouvertes durant cette décennie et les principaux secteurs économiques helvétiques sont définitivement installés dans le pays à la fin des années 1960, par exemple Brown Boveri ouvre une filiale en 1963 et Alusuisse en 1964. L’expansionnisme helvétique est encouragé par les garanties de stabilité sociale et politique promises par le Gouvernement sud-africain et qui passent par un durcissement des mesures répressives aboutissant notamment à l’interdiction de pratiquement toutes les organisations politiques.


L’intensification des liens financiers entre les deux pays se confirme par la création en 1968 du «Pool de l’or» zurichois par l’UBS, le Crédit Suisse et la SBS, qui va commercialiser une part importante de l’or sud-africain et va ainsi permettre le déplacement du marché de l’or de Londres à Zurich.


Montée de la répression et soutien financier suisse


Durant les années 70, la situation socio-politique se tend considérablement en Afrique du Sud (soulèvement de Soweto en juin 1976; assassinat de Steve Biko en juillet 1977). Les autorités y répondent essentiellement par la répression, qui s’accélère avec l’arrivée au pouvoir de P. W. Botha en septembre 1978. Sur le plan international, l’isolement de l’Afrique du Sud s’accroît, et en novembre 1977, le Conseil de Sécurité de l’ONU adopte pour la première fois une résolution contraignante à son égard.


Dans ce contexte, les relations économiques de la Suisse avec la République sud-africaine prennent une importance encore plus forte. Les prêts augmentent alors sensiblement et suscitent des critiques sur le plan international et national: durant les années 70, les prêts accordés par les grandes banques helvétiques se montent au minimum à 2,1 milliards de francs suisses2. Des discussions surgissent alors au sein des autorités fédérales sur l’opportunité de limiter ces crédits, et conduisent, en 1974, à l’introduction d’un plafond fixé à 250 millions de francs. Cette mesure s’est avérée inefficace, les prêts étant dès lors octroyés sous la forme de crédits à court terme qui ne sont pas soumis à autorisation. Le plafond de 250 millions de francs est quant à lui élevé à 300 millions en 1980; une décision qui ne sera jamais rendue publique.


Maintien du refus de sanctions économiques par la Suisse


La fin des années 80 est marquée par la proclamation de l’état d’urgence, dès juillet 1985, puis, en septembre 1989, par le remplacement de P. W. Botha par F. W. De Klerk. A partir de là, on assiste en Afrique du Sud à la mise en place d’un processus aboutissant aux premières élections démocratiques. Sur le plan international, des sanctions économiques sont adoptées à une large échelle en 1985-1986.


Dans ce cadre, les autorités helvétiques poursuivent leur politique axée sur la condamnation morale de l’apartheid accompagnées du refus de sanctions économiques. Ainsi, face aux graves difficultés financières qu’éprouve le Gouvernement sud-africain, qui le conduisent à décréter un moratoire partiel de sa dette extérieure en septembre 1985, les banques suisses – l’ancien Président de la Direction générale de la Banque nationale suisse F. Leutwiler en particulier – jouent un rôle décisif, permettant aux autorités sud-africaines, d’une part, de surmonter leurs problèmes de liquidités et, d’autre part, de consolider leur dette.


Les achats d’or s’accroissent fortement durant les années 80, le pool écoulant alors jusqu’à 80% de la production sud-africaine et fournissant de précieuses devises aux autorités de ce pays. Mentionnons encore que certaines Trading Companies établies en Suisse jouent un rôle de premier plan dans l’approvisionnement sud-africain en pétrole, entravé par les sanctions internationales.


Ainsi que le mouvement anti-apartheid suisse l’avait dénoncé, dans les années 80 déjà, la politique économique menée par les autorités et les milieux d’affaires privés helvétiques a joué un rôle non seulement important, mais même crucial durant certaines phases délicates auxquelles les autorités sud-africaines ont été confrontées, notamment en raison des sanctions internationales prises contre l’apartheid. La poursuite de la politique d’octroi de prêts jusqu’à la fin des années 80 et le maintien de relations étroites entre les milieux bancaires helvétiques et l’industrie minière sud-africaine ont rendu d’importants services aux cercles dirigeants sud-africains en les assurant d’un soutien économique sans faille.


Sandra BOTT



  1. Pour la rédaction de cet article, nous nous basons notamment sur l’étude de MADÖRIN Mascha, WELLMER Gottfried, EGLI Martina, Apartheid-Caused Debt, The Role of German and Swiss Finance, Stuttgart, Februar, 1999; GYGAX David, La Swiss-South African Association (Zürich, 1956-2000), un organe du capital helvétique en Afrique du Sud, Mémoire de licence présenté à la faculté de Lettres de Fribourg, 2001; BOTT Sandra, Les relations économiques de la Suisse avec l’Afrique du Sud, 1945-1970, Mémoire de licence présenté à la faculté de Lettres de Lausanne, 2001.

  2. Cette donnée provient des statistiques fournies par le groupe de travail interdépartemental Suisse-Afrique du Sud: Les relations entre la Suisse et l’Afrique du Sud, Berne 1999.