Tu vois le genre? Débats féministes contemporains

Il est des ouvrages qui tombent à pic, qui font du bien, c’est le cas de « Tu vois le genre ? ». A un moment où les luttes féministes font moins que jamais la Une des médias, que les attaques contre les acquis des femmes sont d’une virulence et d’une sournoiserie sans cesse renouvelées, cet ouvrage arrive à point nommé.

Rédigé par deux féministes spécialistes en études genre, Martine Chaponnière et Silvia Ricci-Lempen, le livre est ambitieux, et ce à plus d’un titre. Il propose une synthèse des principaux thèmes abordés par les études féministes, une véritable introduction aux études genre. Mais surtout, et c’est probablement cela le plus difficile, il vulgarise les divers sujets, tout en faisant apparaître débats et controverses. Ainsi, cet ouvrage propose aux lecteurs et lectrices un féminisme polychrome, avec ses débats, ses oppositions, ses contradictions. La démarche est d’une grande honnêteté intellectuelle et rend au féminisme, pardon aux féminismes, une vivacité et une actualité réjouissantes.

Les principaux sujets traités par les études féministes sont abordés, de l’irrésolvable question de la différence sexuelle à la politique, en passant par la culture, le travail et les violences. Des approches plus contemporaines, comme le féminisme post-colonial ou les études queer, sont également traitées. Enfin, les autrices osent se frotter à un thème rarement traité, souvent minimisé ou méprisé : l’amour, avec une question : ne serait-ce pas là l’opium des femmes ? 

 

Une vulgarisation réussie

En ce qui concerne l’exercice de vulgarisation, quelques magnifiques trouvailles sont à relever. Pour faire comprendre les difficultés du mouvement suffragiste, qui a parfois joué sur plusieurs tableaux : revendiquer des sièges au nom de l’égalité et les revendiquer, au nom de ce quelque chose d’autre (différence) que les femmes amèneraient à la politique, une transposition judiciaire est employée (le nombre de séries se déroulant dans un tribunal ayant rendu cet univers accessible à un large public). Cela reviendrait à opter pour une stratégie de défense paradoxale : plaider non-coupable, tout en invoquant la légitime défense. Autre exemple, la métaphore de l’avion permettant d’expliquer la résistance à l’entrée des femmes en politique. Afin que les premières classes et les classes affaires puissent bénéficier de certains avantages (entrer en premier dans l’avion, attendre confortablement installé·e·s dans leur fauteuil), il faut que d’autres personnes en soient privés. En donnant les mêmes droits à toutes et tous (en supprimant les classes, en avion s’entend !), une compagnie n’offre pas un privilège à l’ensemble des personnes, elle le leur retire : CQFD.

 

Vers un féminisme qui ne cache rien de sa complexité

L’ouvrage ne tait pas les controverses qui traversent le féminisme. Certains sujets, comme la pornographie ou la prostitution, les rendent particulièrement visibles. Les autrices rappellent ainsi l’intensité des débats entre abolitionnistes et réglementaristes. D’un côté, les abolitionnistes considérant la prostitution comme l’expression ultime de la domination masculine, veulent l’interdire. De l’autre, les réglementaristes, cherchant à offrir aux travailleuses du sexe les meilleures conditions de travail, souhaitent en règlementer l’exercice. Autre controverse, l’épineuse question du voile. L’enjeu étant de savoir s’il faut l’interdire ou non, tout cela sur fond de culpabilité post-coloniale. Dans ces cas, les positions des autrices apparaissent assez nettement, soulignant qu’une pensée vivante se nourrit du débat. 

Les contradictions du mouvement féministe occidental apparaissent également. Lorsqu’est, par exemple, évoquée l’émancipation des femmes du Nord (ou tout du moins de certaines d’entre elles), les autrices rappellent qu’elle se fait sur le dos des femmes du Sud. La division sexuelle du travail s’articule alors avec la division internationale du travail. En effet, la question de la répartition du travail domestique n’ayant pu se régler avec les hommes occidentaux et la diminution générale du temps de travail n’étant pas à l’ordre du jour, le boulot de care a été confié à d’autres : principalement des femmes, souvent en situation irrégulière, car venant de pays où les accords de libre-échange n’existent pas. L’émancipation a un goût bien amer…

Un seul regret, si l’écriture à quatre mains a permis de rendre compte de la diversité des positions féministes, on aurait pu rêver d’un projet à 6, 8 mains, bref un projet collectif. Cela aurait sans doute permis d’éviter quelques maladresses dans l’analyse de la nouvelle génération, prétendument moins politisée. Si je suis d’accord avec les autrices quant à la difficulté à s’engager dans une société où l’illusion égalitaire est de mise, il n’empêche que des jeunes femmes se battent dans d’autres lieux et sous d’autres formes que leurs aînées. Que ce soit sur les réseaux sociaux ou la nuit à « réclamer » l’accès à la rue, elles sont là. 

Cet ouvrage a le mérite de rappeler que malgré les contradictions, les divergences entre courants, les difficultés générationnelles, le débat est dynamique, la réflexion riche et plurielle, bref que le féminisme, sous toutes ces formes, est vivant ! 

 

Nadia Lamamra