«I have a dream»

On commémore ces jours-ci le 50e anniversaire de la marche vers Washington, au cours de laquelle Martin Luther King a lancé son fameux « I have a dream ».

Notre rédaction s’est entretenue avec Janick Schaufelbuehl, Professeure à l’université de Lausanne, et spécialiste de l’histoire des Etats-Unis.

 

Dans quel contexte s’est déroulée la Marche vers Washington de 1963?

 

Cette marche est le point culminant du mouvement afro-américain pour les droits civiques qui n’a cessé de croître depuis le boycott des bus de Montgomery en 1955. Dès 1960, il est imposant et multiforme, intégrant de nouvelles modalités de protestation non-violente : désobéissance civile, sit-in, boycotts… Les droits civiques étaient au cœur des revendications : en finir avec la ségrégation raciale pratiquée dans de larges secteurs du pays, surtout au Sud, dans les lieux publics, les écoles, les universités et les transports?; abolir toute violation du droit de vote. 

En avril 1963, l’écrasement brutal par la police de Birmingham (Alabama) d’une grande manifestation télévisée est l’étincelle qui explique l’ampleur de la marche du 28 août, au cours de laquelle 250 000 personnes convergent sur Washington. On se rappelle surtout du discours brillant de Martin Luther King, mais il serait faux de réduire la manifestation à cela. Elle exprime la force d’une coalition formée au cours d’années de lutte commune entre des dizaines d’organisations et de mouvements et exprime la révolte massive à l’égard de la discrimination raciale. 

 

 

Peux-tu rappeler la signification de cette manifestation pour le Mouvement des droits civiques aux Etats-Unis?  

 

L’ampleur phénoménale du mouvement pour les droits civiques a obligé John F. Kennedy, bien que très réticent, à mettre en place des réformes qui, après son assassinat, mèneront à l’adoption du Civil Rights Act en 1964. L’aboutissement des revendications pour l’égalité des droits civiques fait toutefois ressortir le fossé énorme qui persiste entre population noire et blanche en termes de conditions économiques et sociales. La deuxième moitié des années 1960 est ainsi marquée par la radicalisation du mouvement afro-américain, notamment sous l’influence de Malcolm X, par des révoltes urbaines et par la montée en puissance du mouvement des Panthères noires.

 

 

Martin Luther King est souvent présenté comme un militant modéré, favorable à l’intégration des Afro-Américains au sein d’une société états-unienne enfin débarrassée du racisme et de la discrimination? On lui oppose la figure anti-impérialiste et révolutionnaire de Malcolm X. Qu’en penses-tu

 

Cette opposition est trop schématique. S’il est vrai qu’il y a des différences fondamentales entre eux et que Malcolm X critique à plusieurs reprises la politique trop réformiste à son goût de King, il y a aussi d’importantes convergences. Malcolm X a appelé à plusieurs reprises à unir leurs combats. Quelques semaines avant la marche vers Washington, il postule : «(…) ce serait une honte si nous, les leaders noirs, n’étions pas capables de surmonter nos différences ‹mineures› pour chercher une solution commune à un problème commun qui vient d’un ennemi commun». La position de King évolue après le meurtre de Malcolm en février 1965?; avant qu’il ne soit lui-même assassiné en avril 1968, il était devenu un fervent critique de la guerre états-unienne au Vietnam et n’hésitait pas à parler de la nécessité d’une révolution. Fondamentalement les deux hommes voyaient la lutte pour les droits civiques des Afro-américain·e·s comme inséparable de celle pour leur égalité sociale dans une société radicalement transformée.

 

 

Michelle Alexander défend que la détention et la privation de droits civiques et sociaux des millions d’Afro-Amé­ri­cain·e·s représente aujourd’hui une nouvelle forme de discrimination raciale, comparable aux Lois Jim Crow des Etats du Sud avant la victoire du Mouvement des droits civiques. Qu’en penses-tu?

 

Aujourd’hui, aux Etats-Unis, un homme blanc de 20 ans sur 93 est emprisonné (chiffres de 2009), un taux déjà très élevé. Or, cette proportion se monte à un sur 12 pour les noirs du même âge. Une femme noire de 20 ans risque aussi quatre fois plus d’être incarcérée qu’une blanche. Ces chiffres en disent long sur l’hypertrophie de l’appareil policier et carcéral états-unien?; ils représentent aussi une forme de discrimination raciale brutale : avoir un casier judiciaire équivaut à une deuxième sentence sur le marché du travail ou du logement, mais surtout, les peines de prison sont le plus souvent assorties de privations plus longues (parfois à vie) des droits civiques et de nombreux droits sociaux.

 

 

Comment a été commémoré le 50e anniversaire de la Marche de 1963 aux Etats-Unis?

 

Différentes manifestations ont été organisées. Le 24 août un très grand rassemblement à Washington D.C. a attiré des dizaines de milliers de personnes. Le 28, un autre événement est prévu, auquel participera Obama. Or, en dépit de l’instrumentalisation de cette commémoration par son administration, durant ses 4 ans et demi à la Maison Blanche, les conditions de vie de la population afro-américaine se sont globalement dégradées. Première victime de la crise économique, elle est disproportionnellement touchée par les licenciements et les saisies immobilières. Le premier président de couleur a largement ignoré la question de la discrimination raciale et cela provoque une immense déception à la hauteur des espoirs que son élection avait suscités. A cela, on peut ajouter le choc brutal provoqué par l’acquittement pour légitime défense, le mois passé, de l’homme qui avait tué par balle Trayvon Martin, un écolier afro-américain non armé de 17 ans. Ce verdict met en relief non seulement la persistance d’un racisme structurel, mais plus généralement l’impasse d’une société profondément marquée par le formidable pouvoir de l’industrie d’armement, la criminalisation de la pauvreté et les inégalités économiques et sociales croissantes.

 

Propos recueillis par notre rédaction