Vingt ans d'initiative des alpes

Vingt ans d'initiative des alpes : On va fêter ça?

Le 20 février 1994, de manière inattendue, l’initiative « Pour la protection des régions alpines contre le trafic de transit » était approuvée en votation populaire, malgré le mépris manifeste de certains cantons romands. Aujourd’hui, son principe constitue l’article 84 de la Constitution fédérale. Essai de bilan, vingt ans après.

Trois objectifs sont définis par cet article constitutionnel : a) protéger les régions alpines contre les effets négatifs du trafic de transit?; b) effectuer par rail le trafic des marchandises à travers la Suisse sur les axes alpins?; c) ne pas augmenter la capacité des routes de transit des régions alpines. Bien que considérée alors par le conseiller fédéral Jean-Pascal Delamuraz «d’interdiction dans le style des ayatollahs», l’initiative laisse suffisamment de place à l’interprétation pour que sa mise en musique par les Chambres fédérales ne vienne pas heurter trop frontalement les puissants intérêts en jeu dans la politique des transports.

Car tel est bien l’un des paradoxes de ce texte : lancé par des personnalités plutôt modérées agrégées par le président du PS, Peter Bodenmann, l’application littérale de l’exigence de transfert sur le rail, de frontière à frontière, de la totalité du trafic marchandises alpin représenterait un très gros caillou dans le pneu des transporteurs routiers. Sans parler de l’Union européenne, avec qui la Suisse a négocié un accord sur les transports, et qui ne jure que par la libéralisation du secteur, l’efficacité économique à court terme et le sacro-saint libre choix du mode de transport. La loi fédérale sur le transfert du transport de marchandises va donc fixer des objectifs plus « eurocompatibles » et ne fâchant pas trop l’ASTAG, le lobby des transporteurs routiers en Suisse. Le transfert cherche donc à «ne pas dépasser 650000 courses annuelles […] pour le transport lourd de marchandises à travers les Alpes par les routes de transit»?; toutefois, cet objectif «ne peut être dépassé que certaines années en raison du développement particulièrement intense de l’économie et des transports» et «à titre d’objectif intermédiaire, le nombre de courses annuelles ne devra pas dépasser un million à partir de 2011.?» Les échappatoires existent donc, puisqu’il n’y a pas de délai pour atteindre les 650 000 courses annuelles, que des exceptions sont possibles au nom du développement économique particulièrement intense et que l’objectif intermédiaire est nettement supérieur (1 million de courses).

 

Quels effets sur le trafic routier alpin?

Dans son rapport sur le transfert du trafic de novembre 2013, le Conseil fédéral indique qu’en 2012, il y a eu 1 209 000 courses de poids lourds de plus de 3,5 t à travers les Alpes. Comme toujours, on a dépassé l’objectif intermédiaire de 1 million de courses qui aurait dû être atteint en 2010, mais on est pas loin du double de l’objectif de transfert. Le Saint-Gothard – dont la région au sens large est à l’origine de l’initiative – se paie la part du lion dans ce trafic, avec 73 %, suivi du San-Bernardino (15 %), du Simplon (7 %) et du Grand-Saint-Bernard (5 %). La part des poids lourds étrangers est d’environ 71 % et ce sont essentiellement des trains routiers semi-remorques de 40 t qui roulent.

En terme de tonnage, toutefois, ce n’est pas le transport routier « pur » qui l’emporte en 2012 (13,5 millions de tonnes), mais bien le transport combiné (16,9 millions de tonnes), le transport par wagon complet étant loin derrière (6,5 millions de tonnes). Dans le transport combiné, la partie assurée par le rail n’est donc que partielle et, dans le cas du trafic alpin, relativement brève. Le reste du parcours de la marchandise se fait par la route. Nous ne sommes donc pas dans le cadre d’un transfert complet sur le rail. Vu sous l’angle de la lutte contre la pollution de l’air et la pollution sonore, les populations locales y gagnent incontestablement. Mais du point de vue de la réduction des émissions de CO2, l’apport est négligeable, compte tenu des milliers de kilomètres souvent parcourus par les marchandises dans le mode de production du capitalisme à l’heure actuelle.

 

On a évité le pire

Si le bilan de l’initiative des Alpes devait s’arrêter là, il serait incontestablement médiocre. Il faut toutefois prendre en compte deux éléments. Le premier est que sans la pression ainsi exercée, le résultat aurait sans aucun doute été pire. Piètre consolation, certes, mais consolation tout de même d’avoir obtenu au moins une certaine stabilisation du trafic. De plus, la comparaison internationale sur l’arc alpin intérieur parle un langage sans équivoque. Selon l’Office fédéral des transports (Alpinfo 2012), la part du rail dans le passage alpin en France (Mont-Cenis/Fréjus) est de 15,1 %?; elle est de 26,8 % en Autriche (Brenner) pour 63,4 % en Suisse. Le Brenner reste la voie de choix pour le transport entre le Nord de l’Italie et la Mer du Nord : 47,1 millions de tonnes y transitent chaque année, dont 30,5 millions par la route. La croissance du trafic par route et par rail à travers l’arc alpin intérieur est de 103,9 % par rapport à 1980. Durant ces dernières décennies, la part du rail n’a cessé de décroître (de 80 % en 1990 aux 63 % actuels).

 

Mais le problème de fond subsiste

A moins de compter sur un effondrement économique généralisé, on ne peut pas se reposer sur les crises du capitalisme pour résoudre le problème de fond qui est l’intensité du recours au transport routier pour faire tourner l’appareil de production du capital. Certes, le fret baisse dès que la conjoncture recule (– 2,6 millions de tonnes en moins entre 2011 et 2012). Certes, la hausse des taxes du diesel en Italie semble avoir favorisé le rail. Mais les questions du « que produire » et du « comment produire » ne pourront continuellement être évacuées.

 

Eric Peter