Critique des médias, critique de la domination

Critique des médias, critique de la domination

Entretien avec Henri Maler, enseignant à l’Université de Paris 8 et co-animateur de l’association Acrimed (Action-Critique-MEDias).

L’explosion médiatique et le désengagement de l’Etat donnent l’impression d’un extraordinaire pluralisme de l’information. Impression contredite par les sentiments d’uniformité dans la médiocrité, d’ennui, voire de manipulation qui sourdent des grands médias. Quelles sont les articulations cachées qui permettent de rendre compte de cette contradiction?

La pluralité des titres de presse, des stations de radio, des chaînes de télévision n’implique pas mécaniquement la diversité des contenus. Bien au contraire: la confusion entre pluralité et diversité permet d’entretenir l’illusion du pluralisme quand celui-ci ne cesse de se restreindre.


La plupart des médias pratiquent, pour étendre une expression propre à la télévision, une programmation fédérative (ou, si l’on veut, consensuelle), qui s’efforce, non de satisfaire des besoins ou des aspirations différenciés, mais d’agglomérer des consommateurs, en dissuadant le moins grand nombre possible de ceux qui se présentent sur le marché. Cette programmation fédérative, on l’a compris, obéit à une logique strictement commerciale. Le règne de l’audimat, ce n’est pas ou pas seulement – contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire – le règne de l’audience: quel mal y aurait il pour un média de service public à rechercher la plus large audience possible (du moins si celle-ci correspond aux fonctions que l’on peut assigner à un service public)? Le règne de l’audimat, c’est le règne de l’audience instantanée, évaluée en termes essentiellement quantitatifs. La satisfaction se mesure au faible taux d’insatisfaction ou de désertion statistiquement avérée des lecteurs-auditeurs-télespectateurs. Et cette audience-là est devenue un critère autonome, indépendant du contenu.

Comment peut-on expliquer le mécanisme qui permet de faire de l’information une marchandise?

Sans doute cette marchandisation n’est-elle pas totalement nouvelle: les médias sont depuis longtemps des entreprises dont le financement dépend de la publicité et, pour la presse écrite, des chiffres de vente. Ce qui est nouveau, c’est l’ampleur des concentrations, leur caractère transnational et surtout leur rôle. Les entreprises médiatiques ne sont pas la proie des concentrations et de la mondialisation capitalistes: elles en sont des acteurs. Ce ne sont pas seulement des entreprises multimédia, mais des pieuvres tentaculaires qui déploient leur activité dans des domaines de plus en plus étendus – des ventes d’armes (ou de béton) à la bande dessinée, de l’information aux parcs de loisir – et qui essaient d’imprimer un style de vie lié à leurs «marques» (et aux ressources publicitaires qu’elles escomptent). Ce ne sont pas seulement des entreprises concentrées, mais des entreprises financiarisées: elles ne se bornent pas à viser une rentabilité nécessaire à leur survie ou à leurs investissements, mais cherchent à dégager des profits à des taux comparables à ceux des autres secteurs d’activité. Leur premiers clients ce sont les actionnaires et les publicitaires: au point que même une presse qui perd des lecteurs – comme certains «magazines féminins» – se réjouit de ses succès commerciaux. Enfin, et par conséquent, ce sont des entreprises qui tentent de «formater» la pensée et l’imaginaire d’une clientèle dont les besoins et les aspirations sont façonnés pour constituer une «demande». Une «demande» qui, dans sa version commerciale la plus répandue, coïncide curieusement, pour reprendre le cas des magazines «féminins», avec l’offre de cosmétiques.

Analyse convaincante du système côté médias. Mais pourquoi ça marche, côté public? La médiocrité générale répond-elle à une «demande» elle-même médiocre du public?

Si ça marche, c’est justement parce que la «médiocrité», c’est le règne de la moyenne, et non de la diversité. Et TF1 peut se féliciter de ses chiffres d’audience et en particulier des chiffres d’audience de ses journaux télévisés et de ses émissions de jeux et de variétés. Mais, une fois passés au tamis de la critique, les sondages eux-mêmes montrent la faible crédibilité des médias et des journalistes en matière d’information et l’insatisfaction de publics divers en matière de programmes de divertissement. Bien sûr, les mêmes sondages semblent indiquer que la majorité du public fait plus confiance à la télévision (ou à la radio) qu’à la presse écrite en matière d’information. Mais on peut difficilement imaginer que les consommateurs se désolidarisent brutalement du produit dont ils se servent le plus. Bien sûr, les mêmes téléspectateurs qui réclament plus de documentaires ou d’émissions réputées «culturelles» se précipitent souvent sur les émissions les plus «populaires» et/ou les plus «démagogiques». Mais cette contradiction n’est pas ou n’est pas seulement un signe de duplicité. Ne cédons pas aux illusions produites par les «sondages» – cousins des «études de marché»: l’analyse du rapport entre l’offre et la demande dissimule les effets de l’exploitation et de l’oppression qui façonnent la demande médiatique elle-même. Les goûts et les motivations sont socialement dépendants des niveaux d’éducation et des conditions d’existence. Des conditions d’existence «médiocres» ou misérables ne prédisposent pas aux loisirs «raffinés», mais plutôt à vivre, parfois douloureusement, des contradictions fortes entre ses aspirations, voire ses exigences, et la possibilité de les satisfaire. C’est pourquoi il faut se méfier d’un terme comme «médiocrité» et, plus généralement, de l’ethnocentrisme de classe sous-jacent à certaines condamnations des émissions populaires.

Si l’on admet que les médias et les journalistes se présentent – et devraient être – des acteurs clés de la démocratie, comment s’expliquent des traitements de certains faits divers, par exemple liés au thème de l’insécurité, qui ont un fort impact politique, au-delà d’un hypothétique contrôle conscient et maîtrisé: logique du système et effets d’inertie? Réponse démagogique à une aspiration populaire? Manipulation?

La manipulation quand elle existe (et elle existe!) est plus souvent qu’on ne le croit l’effet d’une dynamique que le produit d’une intention. Mieux: à ne dénoncer que les manipulations et les désinformations intentionnelles, on risque de n’attirer l’attention que sur les «bavures» les plus voyantes et de se dispenser d’analyser des effets moins visibles. Ceux-ci dépendent de séries causales qui paraissent indépendantes les unes des autres: la recherche de l’audience commerciale – déjà évoquée –, l’origine, la formation et la position sociale des journalistes, la constitution de consensus délétères et l’effacement apparent des oppositions politiques les plus fortes, etc. Mais ce faisceau de facteurs différents tend à faire système, en dépit des tensions et des conflits qui persistent: un ajustement quasi général à la «pensée de marché». La démagogie se confond avec le commerce. Et ce qui se présente d’abord, comme c’est le cas avec le thème de l’insécurité, sous forme d’un ajustement à la demande, devient peu à peu une construction médiatique très ciblée (le «problème de l’insécurité», à la fois englobant et exclusif, puisqu’il exclut l’insécurité économique et sociale), pour finir par la mise à découvert consciente et délibérée d’arrières pensées qui, justement, ne sont pas des pensées, mais des automatismes sociaux à peine régulés.

La publicité est non seulement omniprésente sur les écrans, mais ses modalités d’influence semblent agir sur la communication dans son ensemble, y compris politique… Comment analyser sa puissance au sein même du système?

Ce serait naïveté de croire que l’impact de la publicité se limite à celle des écrans et des pages de publicité. Ce n’est même pas une simple question de quantité. La publicité diffuse avec elle une culture publicitaire qui contamine tout ce qu’elle touche et tout ce qui la touche. L’un des premiers effets du matraquage publicitaire, c’est de laisser penser que toute forme de communication n’est efficace qu’à condition d’obéir aux règles marketing du matraquage. Que la force d’un slogan tient à son caractère de slogan. Que l’esthétique publicitaire est la forme supérieure de l’esthétique. Un second effet en découle aussitôt: la culture publicitaire envahit tous les espaces, mêmes ceux qui sont en principe affranchis de la publicité. Toutes les formes de promotions étant réputées culturelles, toutes les émissions réputées culturelles deviennent des émissions de promotion. C’est à peine si l’on peut distinguer un entretien fictif en faveur d’une marque de lessive et un entretien effectif en faveur d’un échange d’arguments. La promotion dévore la discussion et la critique: et le monde des idées ressemble à s’y méprendre au monde des marques.


Entretien réalisé par Razmig KEUCHEYAN